Chapitre 9

Inutile de préciser que je passe une presque nuit blanche, avec sauts de carpes, lait au miel hypnogène à trois heures du matin, et bribes de lecture entre deux décharges d’adrénaline.
Quand le matin je ne m’éveille pas – puisque j’ai l’impression de ne pas avoir du tout dormi – je me précipite sur mon miroir, et j’évalue la quantité de fond de teint à utiliser pour dissimuler ma nuit d’angoisse.
Maintenant, je quitte mon appartement. J’ai prévenu l’agence que je serai un peu en retard. Et je prends le bus : celui qui s’arrête exactement devant le collège Pasteur.

La porte est ouverte, et l’on aperçoit la cour depuis la rue. Les enfants, ployant sous de gros cartables entrent en pépiant et se bousculant. Des parents pressés les déposent sans arrêter le moteur de leur voiture sur le trottoir d’en face, et repartent après avoir essuyé les concerts de klaxons des autres automobilistes car, à Marseille, on considère le klaxon comme une source d’énergie au même titre que l’essence.

Je reste un moment immobile, contemplant ces groupes de petits humains agités et uniformisés autant par leur jean transgenre, que par leurs yeux cernés et leurs sacs trop lourds. Une première sonnerie retentit, et le mouvement s’accélère. Il ne reste bientôt plus que deux ou trois enfants à l’extérieur du collège. Je me demande pourquoi ils n’entrent pas. Je remarque alors un adolescent à quelques pas d’eux. Il porte un bonnet de laine enfoncé sur le front, et un anorak informe. Malgré cela, j’éprouve une impression de déjà vu.  Adossé contre le mur d’un immeuble, il tire sur une cigarette et ne quitte pas les retardataires des yeux. Quand l’un d’eux fait mine de pénétrer à son tour dans l’établissement, l’adolescent secoue la tête de gauche à droite dans un signe de refus. L’enfant s’arrête, mais il regarde la grande porte du collège avec inquiétude. Je devine qu’il craint qu’elle ne se referme.
L’adolescent rejoint le groupe. Il sort quelque chose de ses poches et le glisse dans la main des enfants. Il parle avec véhémence. Les petits baissent la tête en silence. A cet instant, une femme se présente devant l’entrée du collège et leur fait signe d’entrer : elle va fermer. L’adolescent recule d’un pas et les enfants se précipitent dans l’établissement.
Que dois-je comprendre ? Je l’observe. Il reste quelques minutes, comme s’il hésitait. Finalement, il baisse la tête et avance dans ma direction. Je me mets en retrait derrière un lampadaire. Quand il n’est plus qu’à une dizaine de mètres, mon impression de déjà vu se confirme. Il s’agit du neveu de la gardienne. Je ne tiens pas à ce qu’il me voit, et je m’éloigne. Mais quelques minutes plus tard, une main se pose sur mon épaule. Avant même de me retourner, je sais de qui il s’agit, et je sais aussi qu’il m’a reconnue.

Il me regarde  d’un air de défi. (Du moins, c’est mon impression…)
- Qu’est-ce que t’i as à me looker depuis deux plombes ? Je peux t’aider ?
Comme chaque fois que j’ai peur, je sens monter en moi la colère. J’ai chaud, je frapperais volontiers cette tête où, si l’esprit y séjourne, ce n’est qu’encroûté dans la massivité des os. Le garçon semble avoir échappé au déverrouillage préfrontal de l’homo sapiens. Mais, faisant preuve de ce sang froid qui est une de mes grandes vertus (ça, c’est pour me redonner confiance), je réponds en insistant sur le voussoiement, car après tout, être le neveu de la gardienne ne l’autorise pas à me tutoyer :
- Je voulais m’assurer que c’était bien vous qui fournissiez l’établissement.
(Mais peut-être leur donnait-il seulement  des carambars, ou des anti sèches pour un devoir).
Le garçon pâlit. (Là je n’invente pas). Il a une expression  mauvaise. (idem)
- Qui t’i es, toi, la gorette ? Tu cherches les embrouilles ?
(Je note qu’il a l’accent rauque des quartiers Nord : il racle les mots )
Il s’approche davantage, se penche vers moi, et crache sur ma chaussure droite dans un gargouillement répugnant. Et puis il me regarde de ses petits yeux noirs inexpressifs, et comme s’il me demandait l’heure, il ajoute :
- Maintenant tu te casses, tu m’oublies, tu me lâches, tu m’fais pas la misère. Sinon, j’t'envoie mes potes.  Et c’est pas parce que t’i  es une bombasse, que tu vas les amadouer.
- Mais oui, je pars. Je ne vous importunerai pas davantage. Je vous laisse réfléchir aux conséquences de vos actes.
Il ouvre des yeux étonnés. Admire t il mon sang froid ? (interprétation optimiste). Comprend il ma syntaxe ? Me pense t il dangereusement folle ? ( plus probable, et j’ai intérêt à m’en aller … vite…)
Je hausse les épaules, et je tourne les talons.

Je marche vite jusqu’à l’Agence. Mes battements de cœur qui durent bien après que je suis derrière mon bureau ne sont pas dus à la rapidité de la course. Et je le sais bien.
Toute la journée, une pensée m’obsède. Stanislas Valentin me rendra t il le paquet qu’il a emporté hier soir, contre mon gré ? Et surtout aura-t il trouvé quelque chose dans la boîte ? Je me souviens du récit d’Anna. Y aurait-il du Fentanyl sous une forme ou une autre dans ce colis, et ai je participé sans le vouloir à l’empoisonnement des enfants ? Cette idée me fait perler des gouttes de  sueur sur le front, et j’ai froid. Si Rainer est complice d’une telle monstruosité, c’est que je suis moi la dernière des idiotes. Je revois ses yeux verts si nets, son visage expressif, son sourire. Je ne peux croire m’être trompée à ce point. Et là une chose épouvantable m’apparaît. Je suis amoureuse de Rainer Waldvogel ! C’est bien la peine d’avoir résisté à tant de déclarations, hommages, cours plus ou moins discrètes, messages brûlants (de mes prétendants Fidelic par exemple), sans oublier l’obsédé sexuel Gustave Doré, pour m’amouracher d’un trafiquant, assassin peut-être. Pire encore : moi qui m’applique à maîtriser mes émotions, j’ai fait totalement confiance à un étranger qui me plaisait aux dépens d’un autre qui ne me plaisait pas : Stanislas Valentin. Lui, il avait compris le mal que faisait Rainer. Il tentait de résister, et moi, je ne l’avais pas aidé, j’éprouvais une étrange répulsion à son égard. Où est cette perspicacité dont j’étais si fière, et dont je pensais qu’elle était une sorte de garantie à la valeur de mes romans ?
Je passe l’après midi à me souffleter (moralement).

Je rentre chez moi avec des idées sombres et le cœur plombé.
J’ai à peine ôté mes chaussures que la sonnette résonne. Je me précipite, espérant le retour de Stanislas Valentin avec le colis. Mais c’est Monsieur Bruaire.
Je suis à la fois déçue – ce n’est pas le colis – et heureuse. Mon voisin n’a pas disparu. Il est bien vivant devant moi, sonotone planté dans les oreilles.
Je l’invite à entrer, à s’asseoir. Je lui propose de boire quelque chose. Il accepte.
Il me remercie d’avoir gardé son chat, et je ne lui dis pas que je n’ai pas fait exprès et que c’est plutôt son chat qui, contre mon gré, ma gardée toute une nuit.
Je saisis l’occasion de lui poser une question dont la réponse pour moi est importante :
- Votre chat a t il passé tout ce temps au chenil ? (Stanislas Valentin m’avait assuré que non, et Rainer m’avait dit le contraire. Lequel des deux avait menti ? En toute logique ce devait être Rainer. C’est lui que je devais désormais soupçonner de mensonge).
Monsieur Bruaire semble surpris par ma question.
- Pourquoi me demandez-vous cela ?
Il pose sur moi un bon regard. Celui, paternel, du vieil homme qui décèle la peine d’une petite fille. Cela me donne envie de pleurer. J’essaie de me ressaisir en évoquant le souvenir de ma sœur Anna, sadique comme peut l’être l’aînée à l’égard de la benjamine. Petite, elle faisait exprès de me faire pleurer. Il lui suffisait de dire : «  Ne pleure pas Valentine, ne sois pas triste, pourquoi tant de peine ? » pour que j’éclate en sanglots. J’ai toujours été sensible aux marques de compassion. La compassion ne m’aide pas. Elle fait naître ma peine.
Mais je ne peux pas expliquer cela à Monsieur Bruaire, et je sens que je ne vais pas tarder à m’attendrir sur moi-même.
- Je m’inquiète de son sort. On m’avait dit que lui aussi avait disparu ?
- Lui aussi ?
- Et bien, vous n’étiez pas là. La gardienne n’avait pas d’informations. Vous ne vous absentez guère d’habitude, et surtout pas en laissant un animal. Ce chat qui s’était précipité chez moi m’avait fait penser que quelque chose avait pu vous arriver.
Monsieur Bruaire eut un bon sourire.
- J’ai voulu remplacer Caliméro ! Je me suis trompé. Je suis parti voir ma sœur à Tour. Elle était malade. Le chat s’est sauvé alors que le taxi pour la gare m’attendait. J’ai bien pensé que dans l’immeuble une bonne âme le reconnaîtrait comme m’appartenant et le recueillerait. J’ai téléphoné en ce sens au vétérinaire depuis la gare. J’ai eu son assistant qui m’a promis de l’amener au chenil dès qu’il l’aurait retrouvé. Et de fait, le chat y a passé tout ce temps. Mais je ne l'ai pas repris. On ne s'entend pas bien. Je lui paie sa pension jusqu'à ce que quelqu'un veuille bien l'adopter.
Je balbutie :
- Ce n’est pas du tout ce que m’a dit l’assistant du vétérinaire.
Monsieur Bruaire lève un sourcil :
- C’est un drôle de garçon. Au téléphone, il m’a assuré que le chat n’avait pas  quitté l’immeuble. Il l’aurait vu. Cela m’a semblé bizarre, car j’imagine qu’il a aussi autre chose à faire. Surveiller les allées et venues des uns et des autres, d’ailleurs, est tout à fait inutile. La gardienne s’y emploie.  Peut-être vous a t il dit ça avant d’avoir retrouvé l’animal ?
- Non, je ne crois pas, puisqu’il  avait passé la nuit chez moi.
Le sourcil de Monsieur Bruaire gagne en hauteur de quelques millimètres. Je comprends que je me suis mal exprimée.
- Le chat a dormi chez moi toute une nuit … pas Stanislas Valentin…
- Qui est ce Stanislas Valentin ?
- Et bien, l’assistant du vétérinaire. Mais Rainer m’avait assuré qu’il s’y trouvait bien.
- Stanislas Valentin était au chenil ?
- Non bien sûr, votre chat.
- Et qui est Rainer ?
La conversation tourne au dialogue de sourds (ce qui n’est pas étonnant, car même avec son sonotone, Monsieur Bruaire est lent à comprendre ce que je lui explique…)
- Et bien, je veux dire Monsieur Waldvogel. Voulez-vous encore un peu de porto ?
(Pourvu qu’il accepte, et change de sujet de conversation…)
Il accepte, et tout en saisissant le verre à nouveau empli du liquide brunâtre (je n’aime pas le Porto.) Il demande :
- Le facteur a finalement réussi à livrer vos paquets ?
Je suis surprise. Mais je ne devrais pas. Les paquets sont encore à même le sol du couloir.
- Non. J’ai dû aller les chercher à la Poste.
- C’est toujours une corvée... La gardienne pourrait les prendre si vous lui donniez une procuration.
- Ils ne me sont déjà pas destinés. Les confier à un tiers compliquerait.
Monsieur Bruaire semble intrigué. Il attend une explication. Le vieil homme est curieux, et j’éprouve une grande lassitude. (En même temps, si vraiment Rainer Waldvogel trempe dans un trafic quelconque, mieux vaut que je manifeste mon ignorance).
- Je rends service à notre voisin.
Son regard interroge, et je précise :
- Rainer Waldvogel.
Monsieur Bruaire fait cette remarque étrange :
- Soyez prudente, mon enfant.
A mon tour de m’étonner. Que veut-il dire ? Tout le monde saurait que Waldvogel n’est pas fréquentable (comme aurait dit ma grand-mère), sauf moi ?
J’ouvre la bouche pour demander ce qu’il veut dire, mais je n’en ai pas le temps. Il a fini son porto et s’est levé avec une rapidité surprenante.
Il prend ma main dans la sienne, la tapote de son autre main, affectueusement.
- Je vous laisse maintenant. Encore merci pour le chat. Si je peux vous être utile, n’hésitez pas. Je ne m’absenterai plus de si tôt. Je serais de toute façon heureux de bavarder avec vous. Venez me voir. Votre jeunesse est un arbre de vie pour le vieil homme que je suis.
Je le raccompagne jusqu’à ma porte. Je le suis du regard quand il s’éloigne dans le large couloir de l’immeuble. Il se dirige à petits pas, légèrement voûté, en direction de son appartement.
Sa vue me réconforte. Je me sens un peu moins seule. Peut-être devrais-je lui parler de Rainer et de Stanislas ? Mais pour lui dire quoi ? Que je n’ai plus confiance en l’homme dont je suis amoureuse, et que je n’ai jamais eu confiance en celui pour lequel je n’éprouve aucune sympathie ? Je pourrais aussi le faire parler d’Aziz. Que savait-il de ce garçon ? A l’évocation d’Aziz, j’ai de nouveau de la peine, et de l’angoisse. Je revois les enfants à la sortie du collège, et l’affreux neveu de la gardienne. Il m’a menacée. De quoi déjà ? D’envoyer ses copains faire une descente chez moi. Bon, alors je donne un tour de clé et tire le verrou de ma porte.

Je m’installe devant mon ordinateur. Regarder mon courrier me permettra peut-être d’oublier Rainer et ses paquets. J’ouvre mes mails, tapote sur Google pour lire les actualités. Sans conviction. Seulement pour m’occuper.
Je ne sais pas ce que je mangerai ce soir. Je vais commander un plat traiteur. J’hésite entre l’italien et le japonais. Mais à l’idée d’ouvrir ma porte à un étranger, même pour une livraison de repas, je me précipite dans la cuisine et consulte mes placards. Peut-être me reste-t il des conserves. Mais sauf à me nourrir de coulis de tomates, de cornichons, ou d’anchois à l’huile d’olives, je dois admettre que je risque la famine. Enfin, victoire, tout au fond je trouve une boîte de lentilles à la saucisse. Hélas, la lecture de la date de péremption me pousse à la mettre immédiatement à la poubelle. Mon frigidaire est vide ou presque. Dans le congélateur, il ne reste que des chocolats glacés datant de l’été dernier – enfin j’espère que ce n’est pas de celui d’avant. Je devrai vraiment commander un plat à l’extérieur. Je retourne à mon ordinateur pour voir la carte de l’italien. Et là l’écran clignote. Fidelic a encore frappé... Un long mail se déroule devant mes yeux étonnés.
C’est mon admirateur éperdu, Gustave Doré, qui s’épanche :
« Sais-tu qu'il existe une théorie selon laquelle le sentiment amoureux est également une drogue (avec de réels effets addictifs...) ? Dans ce cas, je suis irrémédiablement intoxiqué par toi, et aucune cure ne pourra jamais m'en guérir.
 Je voudrais peindre ton portrait. Mais tu sais, c'est une chose particulièrement difficile de chercher à faire le portrait de la femme que l'on aime : on voudrait y représenter son propre amour, et retrouver dans le portrait final toutes les merveilles que le visage vivant nous inspire. Et cela m’est pratiquement impossible. (Ceci serait émouvant si je connaissais l’expéditeur, et s’il ressemblait un tant soit peu à Bradley James)
Comprends-tu alors quelle a été ma douleur ce matin quand, te suivant, comme je le fais depuis maintenant trois mois, j’ai découvert que d’autres hommes aussi te suivaient. Un grand brun que j’ai immédiatement haï, qui se dissimulait chaque fois que tu regardais autour de toi, et qui posait sur toi, ton dos, tes jambes un regard obscène, et un blond presque rouquin, qui te surveillait et semblait aussi surveiller son rival. Celui-là aussi je l’ai haï.  Quand tu t’es arrêtée devant le collège, le blond a rejoint l’autre. Ils se sont parlé. J’ai entendu. D’abord, ils semblaient se quereller. Ensuite, ils ont prononcé deux noms : le tien, Valentine, et celui d’un certain Aziz. J’ai vécu cela comme une gifle. Ton nom m’appartient. C’est tout ce que de toi je possède pour l’instant, et je ne le partagerai pas. Non, c’est faux. J’ai aussi ton image : une petite photo que je garde sur moi.
Peut-être l’un des deux hommes m’a t il aperçu. Ils se sont séparés et j’ai réussi à comprendre une bribe de phrase : collège à vingt-et-une heure. C’est un rendez-vous. Avec qui ?
Je ne te permettrai pas un autre amour que le mien. Je ne te quitte pas, Valentine. Où tu seras, je serai. Tu n’es plus libre, Valentine. Je serai toujours là »
(Voilà qui ne m’émeut plus du tout )
C’est le genre de message qui ne vous donne qu’une envie : faire votre valise, et vous enfuir dans un lieu inaccessible. Je pourrais me désabonner de Fidélic, ou mieux supprimer mon adresse électronique. Je pourrais  me teindre les cheveux ou m’acheter un Schnauzer géant du genre à dévorer les Chihuahuas et tout vivant qui m’approcherait. Je pourrais déposer une main courante au commissariat, ou encore m’abonner à un service de sécurité. Le plus simple eut été d’en parler à un ami qui aurait mené enquête sur mon correspondant. Mais quel ami ? Je me méfie désormais de Rainer autant que de Stanislas. Mes copines ne sont pas d’un format à affronter l’inconnu et je ne les exposerais pour rien au monde. La seule qui pourrait faire face est ma sœur Anna, mais elle a son travail, ses cours, son petit ami, sa vie. Mettre ma mère au courant reviendrait à l’installer chez moi, à être harcelée de conseils, recommandations, et coups de fils à l’agence (coups de fils rassurants pour elle, pas pour moi). J’énumère intérieurement toutes mes impossibilités.
Alors, je vais rompre avec mon entourage : famille, amis. Je vais même demander ma mutation dans un autre arrondissement, ou mieux une autre ville. Je repars à zéro. Je me laisse ainsi une chance de rencontrer des gens nouveaux...et normaux ; des garçons amoureux de moi sans pathologie me feraient une cour discrète, mais attentive.
Je rêve bien dix minutes sur ce thème. Et je me rappelle tout à coup que j’ai déjà joué cette carte là quand j’avais dix-neuf ans et des histoires sentimentales au-delà du raisonnable qui menaçaient de compromettre mes études. J’ai changé de fac en pleine année universitaire. 
Ô ces journées de cours, isolée au fond de l’amphi ! Ces soirées où j’allais seule au restaurant dîner vite et partir quand les autres, en groupe, arrivaient ! Ces week-ends solitaires avec comme seule compagnie un chaton caractériel dans un studio parfumé à Shalimar pour  retrouver ce que j’étais en m’entourant de ce que j’aimais. J’étais alors parvenue à une constatation désolante. Quand on est solidement accompagnée d’un garçon qui manifeste ses droits sur vous, mille occasions d’envol et de liberté se présentent, dont on ne peut profiter. Mais dès qu’on est célibataire affichée, alors plus personne ne vous regarde ! Les femmes fatales sont celles qui ne sont pas libres, et les femmes libres sont des femmes seules.
Bon, je vois maintenant clairement  mon destin : me préparer à entrer dans les ordres, c’est à dire prendre un congé et me réfugier quelques semaines dans la maison de village de ma grand-mère...La vie est désespérante, et je vais sur le champ me servir un wisky avec beaucoup de glace. Je vais aussi commander des sushis. Au moins mon repas n’arrivera pas froid comme la pizza de la dernière fois.
C’est au moment où j’avale mon dernier sushi qu’une idée me vient. Je vais aller devant le collège à vingt et une heures. J’ai une demi heure devant moi. Je peux y être. Mais j’hésite là encore entre l’excitation et la peur. Par prudence j’avertirai quelqu’un de l’endroit où je me rends. Je pourrais tomber sur des gens agressifs, et pas seulement sur Stanislas et/ou Rainer.
Je téléphone à Anna. J’ai évidemment le répondeur. Je laisse un message sibyllin, mais qui indique quand même le lieu et l’heure du rendez-vous. Réflexion faite, je la rappelle et laisse un second message où je dis que je soupçonne Stanislas Valentin et Rainer Waldvogel de tremper dans un trafic de Fentanyl. Mieux vaut qu’elle ait une piste à indiquer à la police au cas ( probable) où quelque chose m’arriverait. Toujours plus prudente, je laisse les mêmes messages sur sa boîte vocale de portable. Mais j’ignore si Anna aura les messages de si tôt. J’ai le temps de me faire enlever ou égorger un certain nombre de fois avant qu’elle écoute son répondeur ou allume son portable. Ça ne suffit donc pas. Je vais prévenir monsieur Bruaire. Mais j’hésite. Que lui dirai-je ? Le minimum. Il me faut un prétexte.

Quand je sonne à sa porte, je serre dans ma main droite le double de ma clé. Il ouvre, et ne semble pas si étonné de me voir. J’ai eu le temps de combiner mon histoire.
- Je m’absente un moment. J’ai rendez-vous à vingt-et-une heure devant le Collège Pasteur (Pas de réaction. Il ne se demande pas pourquoi il a droit à tous ces détails...) Ma sœur doit passer chez moi ce soir, mais je suis obligée de partir. Je laisserai pour elle un mot sur ma porte. Si cela ne vous dérange pas, pourriez-vous lui remettre ma clé, pour qu’elle m’attende à l’intérieur ? (La ruse est grossière. C’est le genre de chose qu’on laisse d’ordinaire à la loge. ) Monsieur Bruaire a un sourire entendu :

- Bien sûr. Je comprends que vous préfériez ne rien demander à  la gardienne. (Ouf ! sauvée par la mauvaise humeur de la susdite).

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