Chapitre 5


Nous nous retrouvons dans la cuisine à dix heures. Il a l’œil vif et vert, un hématome joliment bleu, les cheveux blonds et broussailleux. Un poil dru et doré ombre son visage. C’est un mélange de virilité affirmée et de dégradé chromatique.
Nous petit déjeunons. Il est pressé. Il veut appeler un serrurier. Mais il n’a pas le temps de passer à l’acte.
La sonnette retentit. Les coups sont puissants, multiples, impérieux.
Je vais ouvrir sans penser à tirer derrière moi la porte de la cuisine : erreur fatale. Je le comprends en découvrant les yeux exorbités de la gardienne quand depuis le seuil,  elle aperçoit Monsieur Walvogel finissant son café dans la tenue de celui qui vient de se lever. La gardienne est si troublée que son brushing hyper laqué en tremble sur sa tête à la manière d’un flan que l’on vient de sortir du frigidaire. Elle prend une profonde inspiration et me tend une enveloppe. Mon nom est inscrit d’une grande écriture malhabile. Ou l’auteur n’a pas l’habitude d’écrire, ou il écrit de la main gauche. En la saisissant je sens qu’elle contient un objet dur et cliquetant. Je la décachette sous l’œil curieux de la gardienne, mais je devine qu’elle sait déjà ce que l’enveloppe contient. De la cuisine, Rainer observe la scène. Lorsque je sors les clés de l’enveloppe, il arrive et me les prend des mains.
- Merci, dit-il à l’adresse de la gardienne. Qui vous les a remises ?
Elle semble tout à coup consciente de l’importance de sa mission. (Mon Dieu, qu’elle m’énerve) !
- Personne. J’ai trouvé l’enveloppe ce matin sur le paillasson devant ma loge. (Autrement dit, la vieille pie a ouvert l’enveloppe et regardé ce qu’elle contenait).
- Merci beaucoup. L’ami chez qui je les ai oubliées les aura rapportées sans vouloir me déranger.
Elle a un sourire qui révèle ses dents beigies  (je sais, ce mot n’existe pas, mais “jaunies ” serait trop flatteur) par le tabac. Je constate avec satisfaction que les deux incisives du haut sont ébréchées.
- Oui, bien sûr, il ne voulait pas vous déranger chez Madame Gandemer…
(De quoi je me mêle) ?
Je presse le mouvement :
- Et bien, Monsieur Waldvogel va pouvoir regagner ses pénates. Au revoir Madame et merci encore…
Et je lui ferme la porte au nez.
- Qu’est-ce que cela signifie ? Les voleurs vous ont rendu vos clés ? Ils connaissent votre adresse, et mon nom ?
Rainer passe une main dans ses cheveux d’un air perplexe.
- Je ne sais pas.
- Vous allez retourner au commissariat pour les prévenir ?
- Je n’ai pas envie de perdre encore trois heures. Et puis, ils ne m’ont pas rendu mon iPhone. Je vais voir l'état de mon appartement.
- Je vous accompagne.

Quand il ouvre sa porte, le spectacle de l’appartement n’offre à première vue rien d’anormal.
Tout est en ordre ; presque trop. L’appartement semble inhabité. Certes, Rainer était en voyage. Mais justement. S’il s’est précipité au restaurant à son arrivée, pourquoi nul bagage ne traîne-t-il ici ou là ? On n’aperçoit aucune valise ouverte, aucun indice d’un retour récent. Aucun livre, aucune de ces revues qu’on vous donne dans les avions ne gisent sur un fauteuil ou sur une table. Aucune veste, aucun sac de voyage. Dans la cuisine, aucun verre n’est resté sur le potager. Il ne devait pas avoir soif en arrivant. Je ne vois qu’un appartement clean. Il m’observe et se rend compte de mon malaise. Mais il ne comprend pas. Et même il se place à l’angle du tapis, là où j’ai déjà remarqué une large auréole humide.
- Tout est bien, dit-il. Personne n’est entré.
- C’est certain. (Même pas lui-même.)
- Du coup je vais pouvoir vous débarrasser de mes colis.
(ah oui, je les avais oubliés).
- Ils sont dans mon entrée. Vous pouvez les prendre.
- Je vais repartir à Anvers, mais pas dans l’immédiat.
Sa voix s’adoucit :
- Pourrai-je vous revoir ?
- Je ne suis pas très loin.
- Je voudrais vous remercier… et aussi m’excuser.
- De quoi ?
- J’ai envahi votre appartement, utilisé votre voiture. Je vous ai exposée à cette agression…
- Ce n’est pas de votre faute. Sans vous cela aurait été pareil.
- J’aurais dû aller chercher ma voiture, seul, et vous prendre devant le restaurant.
Il n’arrête pas de s’excuser. Je l’écoute. En fait, il ne semble pas décidé à partir. Il dit enfin :
- On pourrait peut-être déjeuner ensemble demain ?
J’ai envie d’accepter immédiatement, mais je fais celle qui réfléchit…
- Oui, d’accord.
- On irait en dehors de Marseille ? A Cassis ou à Carry ?
(mauvaise idée, en janvier les bons restaus seront fermés).
- Je crois que je préférerais aller du côté d’Aix en cette saison. Vauvenargues, ou un peu plus loin le Luberon. Il y a des endroits magnifiques.
- Excellente idée. Je vais étudier ça. Je sonne chez vous à onze heures, ça vous va ?
Tout en parlant, il m’entraîne hors de chez lui.
- Je récupère mes colis, et je vous laisse tranquille.

Chez moi, quand je me retrouve seule, j’ai un grand sentiment de vide. Je n’ai plus qu’à ranger le salon, et à me préparer à aller déjeuner chez ma mère.
Un moment plus tard, je retrouve ma Twingo. J’ouvre ma portière en pensant que c’est sur elle que Rainer a fracassé sa pommette gauche, et je m’installe au volant. Mais au moment de tourner la clé de contact, je suspends mon geste.
Cinquante kilomètres. Cette nuit Rainer a parcouru cinquante kilomètres. Le poste de police est tout près. Si je tiens compte du trajet que j’ai fait en ramenant ma voiture du garage, le compteur devrait indiquer au maximum une huitaine de kilomètres !
Est-ce parce que je suis troublée qu’en sortant du parking je suis à deux doigts d’écraser l’assistant du vétérinaire qui tient à pleins bras un gros chat griffu et  crachant ? Le garçon porte une blouse blanche, et un masque de chirurgien. Malgré cela, je le reconnais.  
Il comprend que je le reconnais, et il abaisse son masque. Il vient vers moi. En même temps, il essaie de maintenir le chat.
- Ça vous arrive souvent d'écraser  vos clients ?
Il a tous les culots... (Ça vous arrive souvent de pousser les gens sous les voitures?) Voilà ce que je suis à deux doigts de répondre. Mais je n’en ai pas le courage. Peut-être Aziz s’est-il trompé, ou a-t-il menti pour je ne sais quelle raison. Je m’efforce de paraître normale.
- Qu’est ce que vous faites là ? Elle est à vous cette bestiole antipathique ?
Il soupire.
- Je bosse chez le vétérinaire en attendant que vous me dégottiez l'emploi ad hoc.
Il se met à éternuer.
- En plus, je suis allergique aux poils de chats.
- Remettez votre bandeau sur le nez...
Il ne se le fait pas dire deux fois. Le chat s'agite de plus en plus. Stanislas Valentin resserre son étreinte sur le cou de l'animal.   Le chat tire une langue rose avec une tache noire au milieu.
- Attention, vous l'étranglez...
Il hausse les épaules, et allège la pression.
- C'est exactement ce que j'ai envie de faire, et j’étranglerais aussi sa propriétaire, et même le vétérinaire.
Il plaisante, mais ça ne m'amuse pas du tout. Il me met mal à l’aise. Mes soupçons sur l’origine des roses se réactivent avec force. Stanislas Valentin porte une blouse blanche et travaille dans l’immeuble, chez le vétérinaire.
Tout à coup il devient sérieux. Ses yeux au-dessus du masque prennent une intensité effrayante.
Je détourne les miens. J’improvise :
- Vous vous y connaissez en animaux ?
- Je ne soigne pas, je reçois leurs maîtres à qui je dois faire croire que leur petite bête était en grand danger, mais que tout va s'arranger s'ils consentent à verser à au praticien de quoi payer  une somme à la hauteur de leurs inquiétudes.
- Vous êtes dans la com. en quelque sorte.
- Pas du tout. Je transporte les animaux, je les tiens quand il faut leur faire une piqûre, je m'occupe des cages des bêtes, et je suis chargé de trouver le hamster jumeau de celui que l'on renonce à soigner, afin que sa maîtresse croît à la guérison du sien.
- Alors, bon courage.
Je remonte ma vitre et je pars. Dans le rétroviseur, je le vois qui suit des yeux ma voiture. Il a sorti son téléphone, et il semble appeler quelqu’un. Le chat est devenu étonnamment calme.

Le déjeuner chez ma mère se passe bien. Anna, ma sœur, - ma sœur utérine pour être précise - y assiste avec son dernier petit ami, un médecin radiologue “rattaché”, comme on dit, à l‘Institut Paoli-Calmettes. Ce Suédois me rappelle, chaque fois que je le rencontre, le Chevalier du “Septième sceau”. Il a la blondeur, la blancheur, la maigreur, et la haute taille du héros de Bergman. J’ajoute qu’il est aussi souriant que lui … Anna, par la grâce de son père éthiopien, est noire des pieds à la tête. A trente-huit ans, elle est médecin spécialisé en médecine légale. Elle donne un cours de thanatologie générale à la faculté de médecine, mais chaque année elle suit elle-même un cours à la faculté de droit. Elle est bardée de diplômes, et très belle. Elle change de compagnon au gré des examens préparés. Elle n’a pas le temps pour autre chose.
J’ai grande envie de la mettre au courant des derniers événements de mon existence, mais je n’arrive pas à la voir seule plus de cinq minutes. Je lui propose de dîner avec moi cette semaine, mais toutes ses soirées sont prises. J’insiste :
- J’ai vraiment besoin de te parler.
Nous convenons de nous téléphoner le lendemain à partir de vingt-trois heures. C’est moi qui ai demandé l’heure tardive au cas où ma sortie avec Rainer Waldvogel durerait plus longtemps que prévu.

Je reprends la route en début de soirée. Je ramène un nouveau flacon Guerlain, cadeau maternel, un coffret des six épisodes de Star wars offert par le Suédois, et un écorché de soixante centimètres censé tout m’apprendre sur les dessous de la peau humaine pour peu que j’aie la curiosité de le peler progressivement… Anna me l'a offert en précisant qu’il était destiné à l’écriture de mon prochain roman… policier bien sûr. Pour l’instant, je me demande où je vais pouvoir placer cette sculpture démontable : ni dans ma chambre – elle ne favoriserait pas mes rêves érotiques – ni dans la cuisine  sous peine d’anorexie immédiate -  dans le salon ? Oui, à condition d’augmenter le nombre de mes alcools si je veux préserver l’ambiance de mes réceptions.
J’arrive enfin en vue de mon immeuble. Mais l’avenue est barrée une trentaine de mètres avant l’entrée du parking. Il y a des voitures de police et un agent déroute les voitures.
Zut, je fais comment ?
Je veux rentrer chez moi. Je baisse ma vitre et interroge le représentant de l’ordre public qui gesticule en prétendant m’interdire d’avancer. Je lui dis que j’habite dans l’immeuble, et que je veux garer ma voiture. Il me demande mon nom, sort une liste de sa poche, la consulte, et me fait signe de passer. Je demande quand même la raison de ce déploiement de police. Sa réponse me fait froid dans le dos.

J’entre dans le hall de l’immeuble par la porte intérieure, celle qui ouvre sur le parking. Je m’attends à y trouver d’autres policiers. Mais non. Il y a seulement la gardienne. Pour une fois, je suis contente de la rencontrer. Elle va me mettre au courant. Dès qu’elle m’aperçoit, elle lève les bras au ciel.
- Vous tombez bien. J’allais chez vous.
- Que s’est-il passé ?
Je vois à sa pâleur et à sa coiffure ébranlée qu’elle est émue.
- Le garçon qui sort le chien de Monsieur Bruaire a été renversé par une moto en sortant d’ici.
- Aziz ?
- Oui.
- Il est blessé ?
- Oui. On l’a emmené à la Conception.
- C’est grave ?
- Sûrement. Il a reçu la moto en plein. Elle roulait sur le trottoir, et vite. Il était toujours évanoui quand on l’a transporté. Le chien est mort. Monsieur Bruaire est aux cents coups. Les flics l’ont emmené au commissariat pour des détails. Ils ont demandé que quelqu’un aille le chercher ensuite. Mais il n’a personne. J’ai pensé à vous. En plus il a oublié son appareil pour entendre. Je ne sais pas comment il va pouvoir parler aux flics.
- Je veux bien y aller, mais pourquoi moi ? Il n’a pas de famille ?
- J’en sais rien. Vous êtes la seule à qui il disait bonjour. C’est votre voisin.
- Quand faut-il y aller, et à quel commissariat ?
- Ils ont dit qu’ils m’appelleraient.
- Et Aziz, sa famille est prévenue ?
- Les policiers ont contacté son frère. Il vit avec lui.
La gardienne me lance un long regard. Tout en elle se fait l’expression d’un savoir morbide.
- Le minot va mourir.
- J’espère bien que non. On n’en sait rien. Ce n’est pas parce qu’il était inconscient que ses blessures sont mortelles.
- J’ai entendu la moto. Je l’ai aperçue par la vitre. C’était une grosse moto, elle a accéléré quand il est sorti de l’immeuble. On aurait dit qu’elle faisait exprès de lui rentrer dedans.
Mon cœur se serre.
- Vous l’avez dit aux policiers ?
- Pour qu’ils me traitent de folle ? Ils pensent que c’est un accident, et que tant que les deux roues à Marseille rouleront sur les trottoirs pour contourner les bouchons, y’ aura des morts. Ils disent qu’y a même des accidents mortels quand c’est des vélos, et même des skates… les gens tombent sur le bord de la chaussée et ils font des “grosmatises”, ou des “lnfractus”.
Je ne souris même pas.

 J’ai ramené Monsieur Bruaire du commissariat.
Le pauvre est sonné. Moi aussi. Au moment où nous partions, le policier qui avait recueilli la déposition du vieil homme a reçu deux coups de fil. Le premier lui annonçait qu’on avait retrouvé la moto à deux rues de l’immeuble : probablement une moto volée. Le second venait de l’hôpital, et lui apprenait la mort d’Aziz.
Du coup, j’ai invité M. Bruaire à venir chez moi, boire un alcool, ou une boisson chaude, comme il veut. Le malheureux semble totalement égaré, et mêle parfois dans des sanglots sans larmes la mort d’Aziz et celle de Calimero.
Il boit trois verres d’Armagnac, et je me demande si je ne devrais pas le raccompagner jusqu’à son appartement. Mais non, ce vieux monsieur tient bien l’alcool. Le souci que je prends de lui atténue pour l’instant ma grande peine de la mort de l’adolescent. En vérité, je ne parviens pas à y croire encore.
Monsieur Bruaire m’interroge sur mon travail, mes amis, ma famille. Il veut savoir ce que je pense de la gardienne. Oui, oui, il pense comme moi. Tout ceci entre deux brefs moments de total abattement. Il s’en va à minuit, comme une vieille Cendrillon qui n’aurait jamais eu de marraine… Je promets de lui rendre visite de temps en temps.





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