Chapitre 7

Avril
 Voilà. Un mois s’est écoulé. Les événements se sont précipités, et j’ai cessé un temps de tenir ce journal.
J’avais eu par la gardienne de l’immeuble le moyen de contacter la mère d’Aziz. Après plusieurs tentatives téléphoniques, j’ai obtenu de la rencontrer. Nous nous sommes retrouvées sur un banc du parc Longchamps. Elle est étonnamment jeune, et sa ressemblance avec son fils m’a fait mal. Je revoyais dans son visage les grands yeux sombres de l’adolescent, mais là ils étaient tristes. Je lui ai dit que je savais qu’elle avait un autre garçon, et que je proposais en souvenir d’Aziz de l’aider dans sa scolarité. Elle m’a regardée sans comprendre.
- Comment connaissiez- vous Aziz ? Il ne m’a jamais parlé de vous.
- Je le connaissais peu, mais assez pour souhaiter du bien à son petit frère.
Elle a haussé les épaules. Elle était résignée.
- Et comment voulez-vous nous aider ?
- Je peux essayer d’intervenir pour que vous trouviez un logement dans un autre quartier, et que donc l’enfant aille dans un établissement scolaire plus favorable.
Son visage s’est crispé.
- Qu’est-ce que vous savez de son école ?
(C’était le moment de mentir, de prêcher le faux pour savoir le vrai, comme disait ma grand’mère… En même temps je devais être prudente. Cette femme se méfiait de moi.)
- Je sais qu’Aziz ne l’aimait pas.
- Il vous a dit ça ? Et pourquoi il ne l’aimait pas, il vous l’a dit ?
- Pas vraiment. Mais j’ai deviné qu’il était un peu obligé d’y aller.
Là, elle s’est levée d’un bond. Elle a murmuré :
- Donnez – moi votre numéro de téléphone. Je vous appellerai.
Pendant que je cherchais dans mon sac de quoi écrire, elle regardait autour d’elle comme si elle avait peur. J’ai griffonné mon numéro et je lui ai tendu le papier. Elle a secoué la tête. Elle ne le voulait plus.
- Votre nom, redites moi votre nom. Je trouverai dans l’annuaire.
- Gandemer, Valentine Gandemer.
J’ai épelé mon nom, mais elle partait déjà. Je l’ai vue courir et disparaître. Je me suis levée à mon tour et je suis allée vers la sortie du parc, décidée à rentrer chez moi en métro.
Quand je suis arrivée sur le quai, il y avait du monde en face de moi, de l’autre côté de la voie. Le train qui allait dans la direction opposée à la mienne surgit dans un roulement de machine qui faisait vibrer la galerie. Mais avant qu’il dissimule complètement les voyageurs qui attendaient de l’autre côté, j’avais eu le temps de reconnaître la mère d’Aziz. Elle n’était pas seule. Il y avait avec elle un homme grand et maigre, vêtu d’une djellaba blanche. Il tenait un petit garçon par la main.
Mais la chose la plus étonnante se produisit au moment où le métro redémarrait. Il m’a semblé apercevoir dans le même wagon, à travers la vitre, la silhouette dégingandée et la chevelure noire de Stanislas Valentin.

Deux jours plus tard, mon téléphone a sonné alors que je rentrais à peine de l’agence. Une voix faible et lointaine m’a prévenue.
- Je suis la mère d’Aziz. N’essayez plus de me contacter. Laissez moi tranquille avec le fils qui me reste. Je ne veux pas qu’il meure comme son frère.
Je ne savais quoi dire. Il y a eu un silence. Elle a ajouté :
- Demandez à votre voisin s’il voit toujours Patrick Darbesse.
Et elle a raccroché.
Mon voisin ? Je n'en connais que deux : Bruaire et Rainer, tous deux absents. La gardienne m’avait même dit que le vétérinaire commençait à s’impatienter. Il avait besoin de toutes ses cages, sans compter que le chat miaulait à longueur de temps. Devait-elle alerter la police sur l’absence du vieux monsieur ? Elle ne connaissait pas de famille à prévenir. Il avait parfois des visites, mais elle ne savait comment joindre ces gens. Elle ne comprenait pas qu’il ait abandonné son chat. Peut-être était-il devenu amnésique ?
Je suis retournée voir la gardienne et j’ai tenté le tout pour le tout :
- Et si vous préveniez Patrick Darbesse ?
Elle a ouvert des yeux ronds comme des soucoupes :
- Mon neveu ? Pourquoi lui ?
- Parce qu’il le connaît bien.
- Vous plaisantez ? Il lui a parlé une fois : la fois où nous lui avons présenté Aziz.
- Nous ?
- Ben oui, mon neveu et moi. Mon neveu était un copain d’Aziz. Ils jouaient au foot ensemble. Il m’a parlé d’Aziz qui voulait se faire un peu d’argent, et j’ai eu l’idée de Monsieur Bruaire.
- Mais votre neveu sait peut-être quelque chose, quelque chose qu’Aziz lui aurait dit. Il aura peut-être l’idée du nom d’un ami de Monsieur Bruaire par qui vous pourriez avoir des nouvelles. Ce n’est pas normal que Monsieur Bruaire ne donne plus de nouvelles, et ne s’occupe pas du sort de son chat.
Elle hésitait. J’ai insisté :
- Vous rendriez un fameux service au vétérinaire.

Le soir, Rainer est revenu. Je ne l’attendais pas. Il avait abrégé son séjour à Anvers. Il m’a emmenée au restaurant. Je lui ai parlé de la disparition de Monsieur Bruaire. Il a ri. - Cet homme a le droit de partir sans en informer ses voisins.
- Mais le chat ? Il l'a abandonné !
Mais tout cela paraissait normal. Rainer a l’art de dédramatiser les situations. Cela me faisait un bien fou. Du coup, je lui ai parlé du neveu de la gardienne. Il m’a déconseillé de le rencontrer. S’il ressemblait à sa tante, il ne pouvait pas avoir inventé le fil à couper le beurre… et il ne m’apprendrait rien du tout.

La soirée avec Rainer m’a apaisée. Le repas et surtout le vin y étaient pour quelque chose. J’aurais dû me coucher avec un bouquin ou regarder un film à la télé. J’aurais dû me coucher et dormir en profitant de mon euphorie passagère. Mais j’ai eu la mauvaise idée d’allumer mon ordinateur. Il y avait un message de Gustave Doré, le prétendant Fidelic. Il disait : «  Tu étais dans le métro. J'étais si près de toi... Je respirais ton parfum... Je sentais ton corps tout proche, et j’ai dû résister au vertige de t'étreindre. Un court instant, au gré d'un sursaut du train, nos flancs se sont touchés. Il m'a semblé te posséder. Tes lèvres me fascinent... Elles s’entrouvrent, et ton regard s'intensifie. Alors, je ne souhaite qu'une chose : les happer, les mordre presque. Puis glisser jusqu'à ton cou, jusqu'à tes seins, continuer à descendre le long de ta peau, laisser ma langue rejoindre les plus doux recoins de ton corps, m'y attarder infiniment, m'y perdre, y perdre mes sens, et ne plus y chercher que l'explosion de ton bonheur»
Et cela ne m’a pas plu du tout !  J’ai tenté de me rappeler ce qui s’était passé la dernière fois que j’avais pris le métro... C’était lointain, c’était le jour de ma rencontre avec la mère d’Aziz...

Deux jours après, j’étais à l’agence quand Ludo est entré dans mon bureau en profitant d’une accalmie entre les rendez-vous.
- J’ai plusieurs choses à te dire : D’abord, tu sais que le préavis de départ de Nadja s’achève aujourd’hui ?
- Oui ?
- On avait l’idée de faire un pot à l’agence.
- D’accord. Elle est prévenue ?
- Pas encore. Tu t’en charges ?
Je n’avais pas revu Nadja depuis mon escapade dans les quartiers Nord. Elle avait pris deux jours d’arrêt maladie pour sa fille qui devait être de nouveau hospitalisée, et ensuite elle avait fait écrire qu’elle ne reviendrait pas. Jeanne avait alors tout mis en place pour la faire bénéficier d’une petite indemnité de départ.
- Jeanne, ce serait mieux.
- Bon, je lui demande.
Il allait partir et je l’ai retenu :
- Tu avais plusieurs choses à me dire ?
- Oui. Le type qui travaille dans ton immeuble, chez le vétérinaire…
- Stanislas Valentin. ( Que se passe t il encore  ?)
- Il est venu tout à l’heure. Il voulait que tu le reçoives. J’ai refusé. Il n’avait pas de rendez-vous.
- Tu as bien fait. Il m’embête. Je n’ai rien de nouveau pour lui.
- Il ne venait pas pour lui. Son patron avait reçu une lettre pour une histoire de chat. Il voudrait que tu passes au cabinet. Il veut te voir.
- Qui ? Le vétérinaire ou Stanislas Valentin ?
- Le vétérinaire d’après ce que j’ai compris.
S’il a l’intention de me refiler la bête, il se trompe… Enfin le bon côté de la chose, c’est qu’on a renoué le contact avec Monsieur Bruaire.

J’avais l’intention d’aller chez le vétérinaire dès ma sortie de l’agence. Mais à peine étais-je dans le hall de l’immeuble que la gardienne est apparue. Elle n’était pas seule. Un garçon très “kakou” marseillais l’accompagnait. J’ai deviné tout de suite qu’il s’agissait du neveu. 
Il existe, comme on le sait, plusieurs catégories de jeunes gens, et je distingue fort bien entre : les Jules, les Dandy, les Loulou, les Caike ou Cacou. A Marseille, toutes les catégories  sont représentées chez les quinze - trente ans, sauf le Dandy qui ne se repère que chez les sexagénaires (et plus), et de préférence à Aix-en-Provence. Le Jules est tout en muscles avec modèle paternel ostentatoire. Le Dandy est tout en manières et jeux de langage avec forte affirmation narcissique. Le Loulou est “tout en nerfs” (comme l’a bien dit Koltès) avec attachement féroce à la mère. Le Cake ou Cacou est une spécialité marseillaise, un frimeur, un Dandy inculte, bref, une contradiction sur pieds. Patrick Debresse appartenait à cette dernière catégorie. De taille moyenne, il se tenait de manière à avantager sa carrure. Il exhibait des biceps lisses et gonflés dépassant d’un T-shirt noir moulant. Son visage aux traits réguliers n’exprimait pas une grande spiritualité, mais ses mains perpétuellement agitées et qui cachaient mal des ongles rongés au sang, démentaient son apparente placidité. Son brushing était impeccable, et il portait une chaîne aux larges maillons d’argent jusque sur l’estomac. Il avait les yeux anormalement rapprochés et le regard fuyant.
Il ne m’a pas dit bonjour, sa tante ne me l’a pas présenté.
- Vous posez des questions sur Aziz ?
Je n’ai pas eu le temps de répondre.
Stanislas Valentin a jailli de chez le vétérinaire comme un pantin d’un pot de moutarde. Sa blouse entrouverte sur son torse musclé et nu révélait d’abord qu’il devait faire chaud dans le cabinet de consultation, ensuite qu’il n’était pas aussi maigre qu’on pouvait le penser.
Quand le jeune Debresse l’a vu, il a reculé d’un pas. J’ai eu le sentiment qu’il avait peur. Stanislas Valentin a semblé ne pas le voir :
- Plus de problème pour le chat. Bruaire l’avait confié à un ami, et le chat s’est sauvé. Maintenant un employé du chenil de Luynes va venir récupérer l’animal. Bruaire lui offre des vacances dans un hôtel de luxe réservé aux félins…
J’ai été surprise, mais je n’ai pas perdu de vue le jeune Debresse. J’ai compris qu’il se préparait à partir en douce. J’ai posé la main sur son bras pour le retenir.
- Attendez, je veux vous parler.
Et puis je me suis retournée vers Stanislas Valentin.
- C’est parfait. Je vous remercie.
J’ai cru qu’il comprendrait et qu’il s’en irait. Et bien pas du tout. Il est resté planté devant nous avec un petit sourire au coin des lèvres. Alors j’ai utilisé les grands moyens. J’ai dit à la gardienne :
- Voulez-vous monter cinq minutes chez moi avec votre neveu ? Nous parlerons un peu. Je voudrais vous faire goûter le vin de noix que fait ma mère.
C’est cet insolent de Stanislas qui a répondu avant que la pauvre femme ait pu ouvrir la bouche.
- Je ne crois pas que ce soit possible si la grosse moto rouge garée sur le trottoir appartient à ce monsieur, dit-il en montrant du menton Patrick Debresse. Il y a un agent municipal qui n’arrête pas de tourner autour… Je ne serais pas étonné qu’il l’embarque à la fourrière…
Debresse a sauté sur l’occasion, et sans même dire au revoir (mais comme il n’avait pas dit bonjour c’était normal) il a filé.
J’étais furieuse.  Et alors cet infâme S.V ou désormais V. S pour signifier “Vade retro Satanas” a ajouté :
- Mais notre sympathique gardienne ira sûrement, elle, goûter le vin de noix de votre maman.
Il se moquait de moi, et pourtant il ne savait pas à quel point la demi heure passée à écouter la gardienne allait être déterminante pour la suite des événements.

Je l’ai invitée à s’asseoir et lui ai offert du vin de noix. Elle semblait presque intimidée. Après un petit moment et deux verres, elle a commencé à s’épancher. Elle se “tournait les sangs” pour son neveu. Il avait perdu sa mère tout “minot”, et son père ne s’était pas occupé de lui, ou mal. Son père, il avait surtout couru après les “radasses” (ne me demandez pas la signification du terme, je l’ignore, mais je suppose que c’est autre chose que le Graal). Maintenant, Patrick ne  fréquentait que la “raille” (cf. note précédente) : Aziz par exemple,  qui, “fan de fan” l’avait entraîné dans de mauvais coups. Elle se demandait d’où Patrick sortait l’argent avec lequel il s’était acheté sa moto, ses fringues de marques etc. Son père,  ce “rapiat”, “il a des oursins plein les poches”, ça ne peut pas venir de lui, et pour gagner aussi régulièrement de l’argent en jouant au loto, il faudrait “avoir le cul grand comme la porte d’Aix”. Il y avait sûrement des caïds derrière Aziz, et son neveu s’était laissé “embistrouillé”. 
- Des caïds ?
- Oui, des adultes, des pourris qui se servent des jeunes pour leur trafic.
N’ayant pas de dictionnaire à portée de main, je devinais le sens général de ses confidences sans être sûre de ce que je comprenais.
- Si vous saviez tout ça d’Aziz, pourquoi l’avoir conseillé à Monsieur Bruaire pour sortir son chien ?
- C’est pas moi, c’est Patrick.
- Monsieur Bruaire connaît Patrick ?
- Oui. C’est lui qui s’est d’abord occupé de Caliméro. Après, quand il en a eu marre, il a passé le travail à Aziz. Et puis quand Aziz est mort, mon neveu a pensé à  son frère. Mais le chien aussi était mort, alors…

Quand la gardienne est partie, j’avais une certitude. Le frère d’Aziz était en danger. Tout ce qu’elle m’avait raconté recoupait les informations d’Anna. Et une idée m’obsédait : Stanislas Valentin était connu du jeune Debresse. Aziz aussi l’avait reconnu puisqu’il l’avait désigné comme celui qui m’avait poussée. Je devais parler à cet homme. J’allais le convoquer à l’agence, lui proposer un emploi correspondant absolument à son profil. On allait bien voir s’il l’accepterait, s’il était vraiment à la recherche d’un travail, ou si toute son histoire n’était qu’un prétexte pour être présent dans l’immeuble.

J’ai convoqué Stanislas Valentin à l’agence dès le lendemain. Il m’a écouté, n’a posé aucune question, et a accepté ma proposition d’emploi. Je lui prendrai moi-même rendez-vous avec son éventuel employeur : un notaire que je connaissais de nom, et qui, faut-il le préciser,  n’avait jamais demandé de clerc supplémentaire. Dans la conversation, Stanislas m’a dit être ennuyé de ce que le chat de Monsieur Bruaire ne soit jamais arrivé au chenil. Il avait téléphoné, sur les instances du vétérinaire qui s’inquiétait de ses honoraires. Après tout, il avait gardé et nourri l’animal un certain temps. On lui dirait au chenil quand Monsieur Bruaire viendrait chercher le chat, et serait en mesure de régler sa note. Mais personne ne connaissait là-bas Monsieur Bruaire, et aucun employé n’avait été envoyé chercher la bête à son adresse.
Il me regardait d’un drôle d’air en disant cela comme si j’était responsable de qui ressemblait fort à un catnapping…

Le soir, Rainer est venu me chercher pour m’emmener au restaurant. Je lui ai raconté que le chat avait été enlevé. Cela l’a fait rire. Il pensait que Stanislas était tombé sur un employé idiot ou qui avait voulu se débarrasser de lui. A moins a-t il dit que ce ne soit ce Stanislas Valentin qui soit complètement stupide. Je ne lui ai pas donné raison. Stanislas est douteux, dangereux peut-être, mais pas stupide.
Rainer a proposé que nous téléphonions nous-mêmes au chenil pour vérifier toute cette histoire. Il a été entendu qu’il le ferait le lendemain matin. Il restait chez lui pour préparer son prochain voyage, et aurait plus le temps de le faire que moi au bureau. Il m’appellerait dès qu’il aurait des informations, promis, juré…

Le jour suivant à l’agence, alors que je tentais de mettre en ordre les informations que me donnait ma dernière visiteuse, j’ai reçu le coup de fil que j’attendais. Rainer avait comme convenu appelé à son tour le chenil. Le chat s’y trouvait et son maître viendrait le chercher dans la semaine.
J’étais si furieuse après ce menteur de Stanislas Valentin que j’écourtai l’entretien, et décidai exceptionnellement de rentrer chez moi à l’heure de la pause déjeuner. J’irai chez le vétérinaire, car je savais le cabinet de consultation fonctionnant en journée continue, et je dirai à ce Valentin ce que je pensais de lui. Il fallait crever l’abcès. Je préfère le conflit ouvert à la menace ou la persécution…

Je suis arrivée devant la porte du cabinet, le souffle court. Je n’aurais pu dire s’il fallait l’imputer à la course ou à la colère. Au moment de sonner, j’ai suspendu mon geste. Un charivari inhabituel semblait bouleverser la salle d’attente qui aurait dû être presque vide et tranquille à une heure où la plupart des gens déjeunent.

Je n’ai pas sonné. Je n’aurais pas été entendue. J’ai tourné la poignée, et j’ai ouvert. Et là j’ai vu :
Une fillette juchée sur une armoire heureusement haute et massive, et qui tenait un petit lapin roux dans ses bras. Un vieux monsieur à la moustache blanche frémissante plaqué contre cette armoire, les bras en croix comme pour dresser un rempart entre l’enfant et un magnifique Schnauzer géant d’un noir d’ébène. Une dame d’environ une soixantaine d’années, fluette, rousse, avec de grands yeux bleu clair et un indéniable accent américain, presque renversée en arrière et à l’horizontal, tant elle tirait sur la laisse de l’animal, dans l’espoir, que je jugeais vain, de l’empêcher de sauter d’abord sur le vieux monsieur, ensuite sur la petite fille et enfin sur le lapin, fin dernière de son activité, comme aurait dit Aristote, justifiant toutes les fins intermédiaires.
La dame criait :
- Harry, be quiet, Harry ! N’aie pas peur petite… Il n’est pas méchant.
(Ben voyons !)
 Le gentil toutou dénommé Harry voulait seulement prendre appui sur la poitrine du vieux monsieur, quitte à l’écraser un peu contre l’armoire,  tirer la fillette par les pieds, et qu’y pouvait-il si ce faisant elle s’aplatissait sur le carrelage, et accomplir ce à quoi  la Nature l’avait destiné : broyer le cou du lapin.
La dame perdait du terrain et glissait, laissant le chien s’approcher dangereusement du vieux monsieur.
Je devais intervenir. Je me mis à tirer de toutes mes forces sur la brève longueur de laisse qui restait entre les mains de l’Américaine et le collier du chien. L’animal, surpris par le choc, et à moitié étranglé, se dressa sur ses deux pattes arrière. Dieu, que c’est grand un Schnauzer géant ! Je commençais à regretter mon acte de bravoure, quand le vétérinaire est entré dans la salle d’attente. Il n’avait pas de blouse et venait sans doute de faire un bon repas car quelques miettes ornaient encore le revers de sa veste. Il a attrapé la laisse avec une vigueur inattendue de la part d’un homme plutôt petit et mince, et d’une voix impérieuse a ordonné :
- Calme … couché… calme.
En même temps, il tirait continûment sur la laisse jusqu’à la tordre près du cou de l’animal. Mais la dame s’inquiétait :
- Il ne comprend que l’anglais ! Quiet, quiet, be quiet ! Harry, Cherub !
Le vétérinaire haussa les épaules, et appela :
- Valentin, venez Valentin !
Comme personne ne répondait, il tira l’animal jusqu’à la porte de son cabinet. Il me fit signe d’ouvrir. J’obéis avec célérité. Au même moment, Stanislas Valentin pénétrait dans le dit cabinet par la porte du fond - celle qui donnait sur l’arrière cour - blouse ouverte comme d’habitude, l’air innocent, ignorant tout du drame, et tenant  dans ses bras, ou plutôt ses mains, un Chihuahua dont il venait de refaire le pansement ventral. Le vétérinaire s’est mis à hurler :
- Vous êtes sourd mon vieux, c’est le souk ici !
Il aperçut le Chihuahua avant Harry :
- Enlevez moi ça d’ici ! Il ne manque plus que ce comprimé à molosse ! Dégagez-le moi vite fait…
Stanislas, surpris ne s’immobilisa qu’un dixième de seconde. Cela suffit à donner à Harry un regain d’énergie. Il dut considérer que si on l’avait frustré d’un lapin, il était juste de lui offrir un Chihuahua, et d’un bon inattendu, il échappa à la poigne du vétérinaire.
Alors, avec une incroyable rapidité, Stanislas Valentin m’a jeté dans les bras, comme un ballon geignant, le Chihuahua éberlué et s’est précipité au-devant de Harry, bras écartés et poitrine offerte. Le chien a rebondi contre ses pectoraux tendus à bloc. Sa mâchoire a heurté la tête de Valentin qui n’a pas vacillé. Celui-ci l’a alors attrapé par le collier, et le soulevant presque, l’a progressivement posé à terre sur ses quatre pattes.
Le Schnauzer était calmé, le Chihuahua tremblait autant que moi, la dame américaine s’était affaissée sur une chaise. On entendait pleurer la fillette dans la salle d’attente, et son grand-père tenter de la rassurer en jurant que non le lapin n’était pas mort de peur –ce dont je doutais fort.
Stanislas Valentin n’avait rien perdu de son calme :
- Désolé de ne pas avoir entendu plus tôt. Je faisais un pansement à Baobab.
- Baobab, s’étonna le vétérinaire ?
- Oui. Le Chihuahua. Ça va ? Vous tenez le choc ?
C’est à moi que la question s’adressait. Je tremblais trop pour répondre. Le vétérinaire s’en aperçut.
- Bon. La situation est maîtrisée. Je vais faire une piqûre calmante à ce monsieur. Je n’ai pas compris tout de suite qu’il parlait de Harry. Quand j’ai réalisé la chose, j’ai pensé que la note de l’Américaine allait être salée. Il a continué :
- Valentin, excusez nous auprès des gens de la salle d’attente. Si le lapin est mort, trouvez en un autre dans la réserve, discrètement bien sûr. Et puis emmenez cette dame (c’était moi) prendre un remontant ou un café. Elle a eu peur.
C’est ainsi que je me suis retrouvée au bar d’à côté, buvant un café en face d’un homme qui me fait peur.

Stanislas Valentin a nous commandé deux sandwichs. Je n’avais pas déjeuné, et la peur m’a donné faim. Nous avons d’abord mangé en silence et puis il m’a demandé :
- Alors, qu’est-ce que vous veniez faire chez le vétérinaire ? Vous vouliez des conseils avant d’acheter un poisson rouge ?
J’ai posé ce qui restait de mon sandwich sur mon assiette. J’éprouvais deux sentiments contraires : un grand déplaisir car ma colère et ma méfiance revenaient comme une vague mauvaise, et un grand plaisir car je constatais que le front de mon interlocuteur s’ornait d’une bosse rouge à souhait, résultant sans doute de sa rencontre avec la mâchoire puissante de Harry.
- Je voulais vous demander pourquoi vous aviez menti.
Il ouvrit des yeux innocents qui me mirent encore plus en colère.
- Quand ai-je menti, et à qui ?
- Quand vous m’avez dit que le chat de Monsieur Bruaire n’était jamais arrivé au chenil.
- Et… ?
- J’ai téléphoné, enfin j’ai fait téléphoner. Le chat y est, il se porte bien, et quelqu’un viendra le chercher ce soir à la demande de Monsieur Bruaire.
Stanislas Valentin restait imperturbable.
- Merci de l’info. Mon patron sera content de pouvoir lui adresser sa note d’honoraires. Et on peut savoir qui va aller chercher cette bête hargneuse ?
- Je l’ignore. Un ami sans doute. Tout ce que je sais, c’est qu’il travaille, car il a demandé au gérant de rester un quart d’heure de plus pour lui permettre de récupérer l’animal en sortant du bureau.
- Dans ce cas, c’est un employé zélé. Le chenil de Luynes ne ferme qu’à dix-neuf heures… Mais pourquoi vous souciez-vous tant de ce Siamois caractériel ?
- Mais je m’en fiche. Je m’inquiète de bien autre chose.
Allez, demande –moi de quoi je m’inquiète. Je suis prête à vider mon sac.
- Il n’y a pas de honte à éprouver des sentiments pour un chat. Rester planqué tout une nuit sous votre bibliothèque, ça crée des liens…
Et il se fiche de moi !
Et là, j’ai repensé à Aziz, à tout ce Anna m’avait raconté, au Fentanyl, à Nadja, à la mère d’Aziz, à son petit frère, et cela sans raisons, sans lien avec des histoires de chat, de chien et de poisson rouge. J’ai eu envie de pleurer. Je me suis levée, et j’ai planté là Stanislas Valentin. Il est resté son sandwich à la main, et une lueur que je jugeais mauvaise dans le regard. Quant à moi, j’avais pris une décision : J’irai au chenil tenter de rencontrer l’ami de Monsieur Bruaire. J’avais des informations à obtenir sur Aziz

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