Chapitre 1



Janvier
Voilà. Expédié. Je regarde mon caddy béant et affaissé comme un vieux poulpe à l’agonie. Je jette un coup d’œil en coin au préposé de la Poste. Il a jeté sur un chariot, sans égards, les quatre boîtes renfermant les précieux exemplaires de mon œuvre. J’ai commencé à écrire le jour de mon vingt-huitième anniversaire. Je le poste aujourd’hui, jour de mon trentième anniversaire. Mieux vaut mettre les signes du destin de mon côté… Je me sens bizarre.
Je sors en traînant ma charrette. Vide, elle tressaute sur les pavés. Les gens pensent que je vais au marché, sauf qu’on est dans le centre piétonnier et qu’il n’y a que des magasins de fringues, et des bijouteries. Je n’ai pas choisi le bon bureau de Poste. Je soulève un peu mon caddy pour éviter de le faire rouler et donc le bruit de ferraille, mais je tiens cinq minutes. J’ai une crampe. Je me résigne, je baisse la tête et je fonce. Personne ne me connaît, mes amies sont au bureau –j’ai pris la journée pour finir mes colis et expédier mon manuscrit  tant pis pour les passants.
- Hello Valentine !
« Zut, cest mon prénom. Qui mappelle ? » Une main se pose sur mon bras - celui qui tient le caddy. Je lève les yeux. Le Flamand rose… Autrement dit mon voisin de palier. Il l’est de temps en temps seulement. Il a un studio au même étage que moi, et fait du « consulting » pour une boîte informatique. Il n’est pas souvent à Marseille, mais là, manque de chance, il y est. On se connaît peu. Il m’a aidée la fois où la batterie de ma vieille voiture était à plat dans le parking de l’immeuble juste à côté de sa superbe BMW, et la fois où l’ascenseur était en panne alors que j’arrivais de voyage avec une valise énorme – j’habite au dix-septième étage de l’immeuble le plus haut de Marseille, près du Parc Chanot. En retour, il est convenu que je garde les colis du Flamand rose. Mais il n’a jamais rien reçu. Entre voisins, on s’entraide. Son habitation principale et son bureau sont à Anvers, m’a t il dit. Je n’en sais pas davantage. "Que veut-il Ce n’est vraiment pas le moment de voisiner." Il regarde mon caddy avec étonnement. Ça ne doit pas exister en Flandre. Mais il est poli ; il ne fait aucune remarque.
- Je suis à Marseille, dit-il.
« Tiens donc, je ne men étais pas aperçu. »
- Je n’ai rien reçu ?
- Non.
- Alors demain peut-être. Je rentre en Belgique. Si je reçois un colis, vous vous en chargez ?
- Bien sûr, comme d’habitude.
Il me jette un drôle de regard. C’est vrai que je ne lui ai encore rien gardé.
Je lui décroche mon sourire le plus artificiel :
Il remercie avec effusion et me dit au revoir. Il s’en va, ouf, je peux continuer mon chemin. Je le suis des yeux un moment. Il est grand, et je vois longtemps sa tête au-dessus des passants. Maintenant que je suis libérée de mon œuvre, je vais pouvoir recommencer à faire attention à mon entourage. Ma copine Jeanne avait remarqué un jour que ce Flamand blond, au teint clair et aux yeux verts n’était pas mal. Simplement, il n’a aucune conversation. Il aurait pu trouver autre chose à me dire que son histoire de colis. Je marche longtemps, enfin je me rapproche de chez moi. Je traverse l’avenue du Prado. Un garçon me dépasse en me bousculant. Il s’est pris les pieds dans les roues du caddy, il me bouscule, et il n’est pas content. C’est le comble ! Il me crie de loin :
- Eh, toi, pousse ta charrette!
Je ne me laisse pas démonter. Je réponds du tac au tac :
- Goujat !
Mais il insiste :
- Grosse merde !
Evidemment, on ne travaille pas dans le même registre de langage. L’insulte ne m’atteint pas. Je jette quand même un coup d’œil à la grande glace de l’immeuble quand j’arrive dans le hall. Je me trouve plutôt distinguée, mais mal coiffée. Je suis gracieuse, mince, bien faite, mais mal fringuée. Je n’aurais pas dû mettre cette jupe de quand j’avais seize ans. Finalement tout se démode. Il est vrai que je ne pensais qu’à expédier mon roman et, j’ai enfilé ce matin la première chose qui me tombait sous la main parmi les vêtements que j’avais rangés récemment : ceux à amener au Secours Catholique. Demain pour le bureau, je ferai un effort de toilette. D’ailleurs, puisque j’ai l’après-midi libre, je vais procéder à quelques achats. Mais on est lundi, et les belles boutiques de fringues seront fermées. Bon, alors je ferai du ménage. Avec mon manuscrit à terminer je n’ai pas saisi l’aspirateur depuis un certain temps, et ça se voit.
Chez moi, je commence par vérifier mon frigidaire. Grande disette. Je devrais filer au super marché si je ne veux pas me nourrir d’un fromage tacheté de bleu, et qui n’est pas du roquefort. Au moment de prendre mon sac pour ressortir – avec mon caddy – mais au super marché il aura l’air adapté, la musique de mon fixe résonne. C’est Jeanne. Elle est au bureau, et elle n’en peut plus. Elle appelle entre deux entretiens. Comme moi, elle travaille à l’agence Pôle emploi du huitième arrondissement. Je m’occupe du recrutement des « cadres », et elle de celui des autres. Il paraît qu’on a de la chance d’être dans le huitième. On ne se fait pas insulter quand les files d’attente s’allongent démesurément, on nous raconte un nombre limité de bobards, et on n’affronte pas la misère nue : seulement celle qui se déguise. Les femmes n’ont pas de grosses lunettes pour dissimuler des yeux au beurre noir, les hommes ne sentent pas le tabac froid, et ils sont en général rasés.
Donc, au téléphone c’est Jeanne, mais si elle n’en peut plus, cette fois ce n’est pas à cause du travail, mais de Kevin, son petit ami. Ils sont pacsés, ils ont acheté ensemble un appartement, mais Kevin continue à sortir avec ses potes dès que l’occasion se présente, et Jeanne reste seule devant sa télé. Ce week-end a été sinistre, m’explique-t elle. Ils ont déjeuné chez les parents de Kevin dans un petit village à une vingtaine de kilomètres de Marseille, et puis Kevin a retrouvé ses copains d’enfance pour une partie de foot. Elle a eu le choix entre les regarder taper dans le ballon ou écouter la mère de Kevin égrener les souvenir de « quand il était petit ».
Au bout de cinq minutes de confidences, elle va beaucoup mieux.
- Tu pourrais venir dîner à la maison ce soir ? Je te montrerai notre nouveau dessus-de-lit.
Elle rêve. Aucune envie de dîner avec son Butor au prénom américain. Je me défile.
- C’est gentil, mais je voudrais continuer à éplucher la liste des éditeurs. Elle soupire :
- Il faudrait que tu t’occupes un peu de toi. N’oublie pas que vendredi prochain on fête tes trente ans au Sushi restaurant… On te prépare une surprise.
- Ne vous ruinez pas en cadeaux…
Je crains le pire. Je connais mes amies. Elles persistent à vouloir me trouver l’homme de ma vie. Elles ont dû écumer les copains de leurs copains pour trouver la perle rare capable de me plaire.

J’ai déjeuné. Mon frigidaire est rempli, je vais pouvoir entreprendre le ménage. Mais la vision de l’aspirateur me désespère. Je devrais commencer par aller chez le coiffeur. Je n’ai plus de mèches, et mes cheveux ont besoin d’un « rafraîchissement » comme dit Olivia. Olivia est une miraculée de Pôle –Emploi. Jeanne lui a trouvé l’année dernière une place de coiffeuse dans une chaîne, rue de Rome. Depuis ce jour, sous prétexte d’assurer un « suivi », les filles de notre agence défilent dans le salon où elle bosse. Le gérant est content, et Olivia devrait bientôt obtenir un CDI. Raviver mes mèches fait donc quasiment partie d’un travail responsable, sans compter que le blond cendré de mes cheveux a une fâcheuse tendance à se ternir quand il n’est pas éclairé de quelques mèches dorées. Le salon d’Olivia est l’un des deux ouverts le lundi dans cette rue. Pas besoin de rendez-vous. Je suppose que cela aide à son succès. Plus d’hésitation, j’y vais, et je ferai le ménage après.
Quand j’arrive chez le coiffeur, le salon est plein. Olivia m’aperçoit et me rassure.
- Dans vingt minutes, il y aura deux brushings terminés. Si tu as une course à faire ?…
- Non, d’ailleurs les bonnes boutiques sont fermées. Je vais attendre en feuilletant les journaux.
Ce sont tous les magasines vieux de plusieurs mois et que je ne lis jamais, mais sur lesquels je me jette chez le coiffeur, histoire de me tenir au courant de qui arrive aux gens qui comptent aux yeux de ceux qui ne comptent pas. Je lis scrupuleusement le compte rendu du mariage d’Albert de Monaco, et  de celui du Prince William. ( D’accord, l’hebdo n’est pas récent. Ils en sont à au moins deux enfants chacun...)Je fais le compte des actrices enceintes, des acteurs qui divorcent, j’examine de près la maison de vacances de trois hommes politiques, et je compatis aux problèmes de santé de deux chanteurs en vogue. Ah, voilà qui m’intéresse : un article sur Ali Badou. Il tient une chronique littéraire à la télé. Vais-je savoir comment être lue par ce dieu des écrivains ? Non, j’apprends seulement que les femmes le considèrent comme le plus bel homme de Canal+. (Ça ne m’avance pas. Je n’ai pas l’intention de me marier tout de suite…) Qui reçoit-il dans son émission ? Voilà la liste de ses derniers invités : des acteurs qui écrivent leur biographie – genre différent de celui auquel appartient mon roman -, des journalistes de radio qui parlent de livres de journalistes de télé – ce n’est pas ça non plus – une romancière qui raconte l’histoire vraie de Djamila contrainte au mariage à sept ans, et une autre celle de la jeune Li condamnée à l’esclavage en Arabie Saoudite, et un inconnu en passe de ne plus l’être parce qu’il a écrit un bouquin où il explique comment réussir à être chauffeur de taxi pendant dix ans sans avoir de permis de conduire. Je n'entre dans aucune de ces catégories. Olivia interrompt mes réflexions. Elle me tend un peignoir, et tire son chariot près de moi. Elle sélectionne des mèches fines qu’elle enduit d’une pâte blanche à l’odeur d’ammoniaque, et elle les entortille sur des carrés de papier d’aluminium. Je ne tarde pas à ressembler à une copine de R2D2 dans la Guerre des étoiles. Olivia fait bien son travail, les mèches sont extra-fines, et il y en a beaucoup. Elle a le temps de me raconter tous les potins concernant nos amies communes.
 Quand elle a fini, elle me laisse avec les papiers d’aluminium hérissés autour de ma tête, me donne un café, me rend mes magasines et file faire une coupe à une nouvelle cliente. … Je me replonge dans mes journaux en évitant de regarder la glace. Tout à coup j’entends :
- Valentine ?
Cest un cauchemar ! Le Flamand ma poursuivie jusque chez le coiffeur. Je lève les yeux sur le miroir. Il est là, derrière mon fauteuil. Il semble avoir du mal à me reconnaître. Je le comprends.
- Excusez-moi.
Il rêve. Il me persécute et je devrais lexcuser !
- Pour mon colis… C’est un peu embarrassant. On me prévient qu’il doit arriver en recommandé. Je serai absent au moins trois semaines. La poste ne le gardera pas si longtemps. Puis-je donner votre nom pour que vous le gardiez chez vous ?
- Mais je travaille. Je suis absente lorsque le facteur passe. 
- Je sais bien. Est-ce que cela vous gênerait beaucoup de le récupérer au bureau de poste ? Si c’est un problème, j’essaierai de trouver quelqu’un d’autre pour cette corvée.
Il membête avec son colis. Dun  autre côté, jai mes manuscrits à expédier. Je ferai dune pierre deux coups.
- Oui, bien sûr. Ce n’est pas un problème.
- Merci, je vous suis très reconnaissant.
On ne peut pas dire, il est poli encombrant, mais poli.
Dans la glace, je vois le regard des clientes braqué sur nous. Olivia a même un petit sourire en coin. Non, mais quest-ce quelle imagine ?
- Je vous laisse.
Bonne idée. Quattend-il pour déguerpir et me ficher la paix avec mes carrés daluminium et mes magazines?
Voilà, il est parti. Olivia rapplique illico :
- C’était qui ce beau garçon ? Tu ne m’en as jamais parlé.
- Il n’est pas si beau que ça. C’est mon voisin de palier.
- Il s’appelle comment ?
Et là je sèche.
- Un nom flamand.
- Quoi tu ne le sais pas ?
- Non.
- Ecoute, si un jour il vient chez toi, n’oublie pas de m’inviter.
Olivia me jette un regard apitoyé. Mes papillotes commencent à chauffer. Il faudrait peut-être qu’elle cesse de fantasmer sur mon voisin, et qu’elle s’occupe de rincer mes mèches…

Quand je pénètre dans le hall de l’immeuble, les glaces me renvoient l’image d’une fille sublime. Mes cheveux sont d’un blond radieux. Evidemment, je ne rencontre personne. Je me serais même satisfaite du Flamand rose, pour le seul plaisir d’offrir à un regard l’œuvre d’Olivia. Je prends l’ascenseur, seule. Le couloir de mon appartement est désert, mais la glace au fond me renvoie l'image d'une beauté blonde qui est moi incontestablement. J'avance, tel un cygne glissant à la surface des eaux, et trébuche... Je peste et ramasse l'objet mal venu. C'est une grosse clé à mollette. À part moi et mon double, il n'y a personne, et je continue mon chemin en boitillant.
A l'intérieur de mon appartement, l’unique promesse de compagnie est l’aspirateur au fond du placard. Au moment où je branche la prise, mon portable joue la musique de « Mission impossible ». Ma mère me souhaite mon anniversaire. Elle aurait appelé plus tôt si elle avait su que je prenais la journée. Un quart d’heure de conversation, et je raccroche. Je retourne à l’aspirateur ; mais les dieux lares m’ont abandonnée. De nouveau le téléphone, c’est la musique de Benny Hill, donc ma sœur. Elle claironne dans l’appareil que j’atteindrai bientôt l’âge de raison : plaisanterie qu’elle fait à chacun de mes anniversaires depuis que j’ai six ans. J’ai envie d’éteindre mon téléphone, mais ceux qui peuvent m’appeler recommenceraient jusqu’à ce que je réponde, et ma soirée serait fichue. Donc, patience. Il n’ y a qu’un jour par an comme ça…
Dix-neuf heures : il est l’heure de voir Ali Badou. Je vais éteindre mon portable le temps de l’émission. J’attrape une feuille et un crayon. Je noterai les livres dont il va parler, ce qu’il en dit, et j’en tirerai enseignement pour la lettre d’accompagnement à joindre à mes prochains envois de manuscrits aux éditeurs.

Et c’est là que la chose arrive… J’entends, malgré le double vitrage, le hurlement d’une sirène de police. D’abord, je n’y prête pas attention –en ville c’est une musique plus fréquente que le gazouillis des oiseaux. Je m’absorbe dans la contemplation d’Ali Badou. Mais je suis dérangée. J’ai le sentiment d’un brouhaha inhabituel. L’ascenseur monte et descend. Je reconnais la porte qui coulisse dans un sens et dans l’autre. Il y a des allées et venues sur le palier - étouffées par la moquettes, mais je suis sensible aux vibrations - et la voix reconnaissable entre toutes, de la gardienne glapit à proximité de mon appartement. Je quitte ma place sur le divan, et je jette un regard curieux par le judas de ma porte. Je n’en crois pas mes yeux –enfin mon œil -. Il y a quatre hommes en uniforme dans le couloir : la police. La gardienne les accompagne, et leur montre en gesticulant quelque chose que je ne vois pas, car cela échappe à mon champ d’observation. Je suis tentée d’ouvrir la porte pour me renseigner, mais –prudence - ; il ne manquerait plus que la gardienne me raconte ce qui se passe par le menu, comme elle en a l’habitude… Du coup, je ne verrais plus mon émission, et mes intérêts d’auteur seraient gravement compromis. De toute façon, mon intuition ne me trompe jamais, et je sens que ce bruit et cette agitation sont sans importance.
Erreur funeste… Alors qu’Ali Badou cède la place à Yann Barthès pour le Petit Journal, un coup de sonnette à ma porte me fait sursauter… Je vais ouvrir, l’humeur méchante. Ce n’est pas la gardienne, mais un jeune homme bien fait de sa personne qui porte le brassard de la BAC. Suis-je bien Madame Valentine Gandemer ? Est-ce que j’étais chez moi cet après-midi ? Ah non, et quand suis-je rentrée ? N’ai-je rien remarqué, rien entendu de suspect ? Quand je suis passée devant la porte de Monsieur Waldvogel, n’ai-je pas vu que la porte était fracturée ? Puis-je répondre que j’étais trop absorbée dabord par mon image dans la glace du fond du couloir, ensuite par ce stupide outil qui a failli me coûter une cheville, pour avoir jeté le moindre coup d’œil autour de moi?  Il m’explique :   Je vais recevoir ces jours-ci une convocation au commissariat –affaire de routine. En partant, il me recommande de bien m’enfermer. Je suis surprise que les portes blindées de l’immeuble résistent si peu aux intrusions. Ce ne doit pas être très grave. J’ai omis de demander si quelque chose avait été volé. Je me réinstalle sur mon divan en me disant que le Flamand allait avoir une surprise en rentrant chez lui ce soir.  Prendrait-il l’avion le lendemain en laissant son appartement avec une serrure forcée. Dans ce cas, pourvu quil ne lui prenne pas lidée de mettre chez moi en dépôt ses objets précieux



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