Chapitre 3

Ce matin, je fais exprès de partir tôt. Je veux arriver à l’agence avant tout le monde pour éviter qu'on ne me voie débouler avec mon caddy, et j’ai l’intention de passer à la poste en ce début de matinée. Il y aura moins de monde qu’à midi. J'y ai glissé deux nouveaux exemplaires de mon roman bien empaquetés dans un papier kraft marron et craquant. Le mercredi, les guichets de la Poste du Prado ouvrent très tôt. Dans le hall je croise la gardienne qui ne peut s’empêcher de commenter :
- Vous partez de bonne heure aujourd’hui !
Evidemment, pour elle, une fonctionnaire... Je souris vaguement sans répondre.
Devant le passage clouté je pense que je dois aussi récupérer le colis de Monsieur Waldvogel – sauf que – zut de zut – j’ai oublié l’avis de passage du facteur. Revenir sur mes pas pour retrouver la gardienne est au-dessus de mes forces. Je retournerai un autre jour pour ce paquet. Il y a une circulation d'enfer, et le bruit des voitures couvre presque le roulement de ferraille de mon caddy. Je jette un œil à ma montre. Bien, il n'est pas huit heures. Nadja ne sera pas arrivée. Je tâte mon trousseau de clés dans ma poche. C'est moi qui procéderai à l'ouverture. Avant tout, ne pas oublier de désactiver l'alarme.
Tout se passe comme prévu… jusqu'à un certain point. Je m'arrête devant les grilles de l'agence, caddy calé contre la jambe, j'introduis la clé qui va désactiver l'alarme et permettre l'ouverture automatique. La serrure bloque. Elle est sur le côté du mur, et il faut se mettre bien en face pour l’actionner. Nadja s’est souvent plainte de cette ouverture difficile, et maintenant je comprends ce qu’elle voulait dire. Je peste. Pour avoir une meilleure prise je me débarrasse de mon sac que je porte en bandoulière, et je le mets dans mon caddy. Les grilles commencent à glisser sur leur rail quand tout à coup, on me pousse violemment, et pendant que j'essaie de me raccrocher au mur, un homme en blouson de jean attrape mon chariot et file avec. Revenue de ma surprise, je fonce derrière lui en criant :
- C'est idiot ! Il n'y a rien là-dedans !
 Façon de parler, ce n'est que mon sac et mon œuvre complète…Le voleur va à toute allure, et dans ses rebonds mon caddy atteint presque la vitesse d'un ballon de basket dribblé. Je m’époumone, mais l'individu gagne du terrain, et quand il tourne rue de Louvain, je sens que je peux dire adieu à mon roman, à mes clés, mes papiers, mon portable et ma carte bleue. J'accélère. Les quelques passants sur le trottoir de la ruelle se plaquent contre le mur pour me laisser passer. J'atteins l'angle, et là patatras, je me heurte au poitrail d'une sorte de géant qui arrivait en courant en sens inverse. Le choc m'étourdit et si l'homme ne m'avait retenue, je me serais retrouvée au sol. J'ai le souffle coupé, mais j’aperçois mon voleur qui a récupéré mon sac et jeté le caddy sur le bord de la chaussée. Je tends une main désespérée vers la grosse poche vide gisant dans le caniveau, avec ses roues tournées vers le ciel et qui toupillent furieusement. Mon caddy est là, renversé, et mon œuvre gît à demi sur la route, à demi sur le rebord du trottoir. Un exemplaire semble récupérable. Le paquet est seulement écorné par le choc, mais l'autre a eu moins de chance. Il a atterri sur une crotte de chien molle et étale : une véritable bouse. Je pousse une exclamation douloureuse. Le géant suit mon regard, constate le sinistre, et dit simplement :
- Oui. Ici, la crotte de chien est la première richesse naturelle.
Je lève un œil courroucé, et je frémis : Stanislas Valentin. Que fait-il sur mon chemin ? Il semble deviner mes pensées et il répond en s'excusant :
- Je n'ai pas réussi à arrêter votre agresseur. Qu’a t il pris ?
Je murmure : "mon sac".
Stanislas Valentin fait une grimace.
- Ça m’étonnerait que vous le retrouviez !
Cet homme a l’art de vous remonter le moral. Je scrute l'horizon. Mon voleur s'est évanoui tel un passe muraille. Stanislas ramasse mon premier colis, mais hésite devant le second. Moi-même je me demande que faire. Finalement, il sort de sa poche un couteau suisse, prend la chose odorante et bouseuse avec précaution et d'un coup sec rompt la ficelle. Il dégage le livret de sa gangue salie, et exhibe un document qui semble sain. Il me le tend ainsi que le couteau, et tenant le papier d'emballage à deux mains et entre deux doigts, il va le déposer dans la poubelle la plus proche. Par chance, la grève des poubelles qui à Marseille a lieu généralement tous les deux mois pour au moins deux semaines consécutives, s'est terminée quelques jours auparavant. Stanislas trouve assez de place pour laisser tomber le papier sans avoir à le froisser.
Je redresse le caddy et l'ouvre largement avant d'y glisser mon roman sauvé s'un destin nauséabond.
- Il faut aller au commissariat déclarer le vol.
- Merci d'avoir retrouvé mon chariot.
Il a un regard curieux pour le document serré sous mon bras.
- Ce sont des dossiers de l'agence ?
De quoi se mêle-t il ?
- Non, mais c'est important.
- Vous voulez que je vous accompagne au commissariat ?
J’ai envie d’accepter. Un sursaut de fierté me fait décliner l’offre.
- Merci. Je peux y aller seule, mais d’abord je retourne au bureau prévenir que je m’absente un moment.
- Vous devriez prendre la journée. Ça risque d’être long…
Je le plante là et m'en vais aussi flegmatiquement que possible. J’ai renoncé à poster mon colis, et j’ai envie de pleurer.
Quand j'arrive devant l'agence, je vois Nadja devant la grille ouverte. Elle a l'air effaré.
- C'était ouvert, dit-elle. Il n'y a personne. Je n'ose pas entrer. Il y a peut-être des voleurs ?
Je la rassure. Les voleurs étaient dehors, pas dedans. Je lui raconte que j’ai eu un accident de caddy, et que je dois repartir faire une déclaration de vol. Je rédige un petit mot que je dépose sur le bureau de Jeanne, je téléphone pour bloquer ma carte bleue et mon portable, et je quitte le bureau, direction le commissariat.
Je me rends compte que je tremble. Mes mains vides oscillent au bout de mes bras. J’ai sauvé la face devant Nadja, mais là, j’ai honte comme si je me promenais toute nue dans la rue. Mon voleur a emporté avec lui toute ma vie sociale. Y a-t-il une autre vie que la vie sociale ? Celle que l’on appelle « privée » ne se dit plus, ne se raconte plus, et ne s’éprouve plus que comme vie « privée de réalité » quand la vie sociale a disparu.
Telles se déroulent mes sinistres réflexions lorsqu’en tournant rue de Louvain, et pour la seconde fois de la matinée, je me heurte à Stanislas Valentin. Il tient un objet dans lequel je reconnais mon sac. L’alliance de cette poche de cuir, ronde, élégante mais petite et de cette silhouette interminable, produit un effet ridicule.  J’en rirais certainement si je n’étais si contente de retrouver mon bien. Il me tend le sac.
- Votre voleur l’a ouvert et s’en est débarrassé.
- Merci, dis-je en me précipitant pour l’ouvrir à mon tour.
- Tout y est, me dit Stanislas Valentin.
Comment peut-il le savoir ?
Il doit deviner ce que je pense.
- Il a jeté aussi le portefeuille, et le porte-monnaie. Je les ai ramassés. Votre carte bleue est encore là, et vos papiers, et vos clés. Il ne manque rien.
Il semble interroger, plus qu’il n’affirme.
Je farfouille, j’ouvre le portefeuille. Il a raison, tout y est. Pourtant, j’ai une impression étrange, comme si le fait d’avoir été ouvert par des mains étrangères rendait l’objet lui-même étranger. Je l’examinerai de plus près quand je serai chez moi. Pour l’instant, l’idée de ne plus avoir à aller au commissariat me réconforte.
- Je vous remercie.
- Je n’ai pas de mérite. Je n’ai eu qu’à me baisser. Apparemment, il n’y avait rien d’intéressant dans ce sac.
Sans doute, craint il que sa réflexion ne soit désobligeante. Il ajoute :
- Rien d’intéressant pour lui…
Après ce début de matinée qui me laisse comme un fond de mélancolie, la journée se déroule normalement. Je suis surchargée de rendez-vous, et  j’ai perdu un temps fou à réactiver mon téléphone. J’ai tapoté sur mon clavier en suivant les consignes du serveur vocal, j’ai renseigné un être indifférent à mes misères, sur mon nom, mes prénoms, ma date de naissance, mon adresse, et ma question secrète, enfin à grands renforts de codes PIN, et PUK, j’ai retrouvé l’usage de mon portable.
Jeanne, prise de pitié, a fait un sacrifice inouï au risque de retarder l’heure d’alimenter son Butor : elle a reçu deux de mes rendez-vous pour me permettre de passer à la Banque avant la fermeture, car pour l’instant ma carte bleue est hors d’usage.
Dois-je préciser qu’on ne débloque pas facilement ce qu’un destin cruel voulût qu’un jour on bloquât ? Ma “conseillère bancaire“ m’explique que l’action est irréversible. Je recevrai une nouvelle carte bleue dans … trois semaines. Qu’importe que j’aie récupéré l’ancienne ? L’assurance de la Banque couvre les risques de vol, seulement si les protocoles sont respectés. En attendant, on me suggère de recourir à cet objet désuet : un carnet de chèques, et on me donne une carte valable pour un  retrait immédiat d’argent liquide.  J’ai le moral dans les chaussettes au point d’être sur le point d’oublier le manuscrit que je remportais chez moi pour un nouvel emballage.

Arrivée dans le hall de mon immeuble, je me dirige vers ma boîte aux lettres. Mon voisin tourangeau est là, qui vient de vider la sienne. Je le salue, et il me dit d’une voix forte :
- J’espère que nous n’aurons plus de visites désagréables.
Je mets quelques instants à comprendre qu’il parle de l’intrusion dans l’appartement de Rainer Waldvogel. J’acquiesce alors, et pour être polie lui demande s’il a reçu une convocation du commissariat. Il me regarde d’un air inquiet, et mettant la main sur son oreille, me crie:
- Pardon ?
Je vois pourtant la surface rose de son sonotone dans son oreille.
Je répète ma question plus fort. En vain.
- Pardon ?
Il semble comprendre que son sonotone est mal réglé, et il manipule rapidement un petit bouton derrière son oreille.
Avant que j’aie le temps de reposer ma question, la gardienne jaillit de sa loge, et, habituée aux problèmes d’audition du vieux monsieur, attend d’être tout près de lui pour se mettre à crier:
- Le chien a aboyé hier.
Le pauvre homme fait un bond de côté. La conjonction de l’augmentation de la sensibilité du sonotone et des décibels produits par la gardienne a eu raison de ses dernières cellules cillées. Il en laisse tomber la liasse de publicités qu’il avait en mains.
J’en profite pour ouvrir ma boîte aux lettres.
Et là, je découvre au milieu des pubs pour  les conserves de petits pois, un nouvel avis de passage. Monsieur Waldvogel exagère… Il m’avait annoncé un colis, pas deux. Je me félicite d’avoir oublié le premier papier. Je prendrai les deux demain, en même temps que je tenterai une nouvelle expédition de mes manuscrits. Mais cette fois, je ne lâcherai ni mon sac, ni mon caddy.
 Chez moi, je mets mon jean « de maison » -le noir avec une tache de javel sur la jambe gauche, mes mules – tiens un des pompons est en train de se défaire : je l'arrache, et je m'installe sur le divan un verre de vin blanc à côté de moi. J'allume Canal, en attendant Ali Badou. Je m’efforce d’imaginer un destin favorable pour mon roman, mais le cœur n’y est pas. En vérité la tentative de vol du matin m’a émue plus que je ne veux l’admettre. Je vais chercher mon portefeuille en essayant de me souvenir de tout ce qu’il contenait. Je l’examine scrupuleusement, et je découvre ce qui ne va pas.. J’ai fait faire des photos pour mon passeport le mois précédent. Il en restait quatre que j’avais rangées dans mon portefeuille. Deux n’y sont plus. Mon sentiment de malaise se transforme en bouffée d’angoisse. Pourquoi voler des photos et dédaigner ma carte bancaire ou mon portable ? Je me sens en communion avec les Bororos du Brésil : mon image, c’est moi, c’est mon souffle, c’est mon âme.

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