Chapitre 6

Mars
 Deux mois ont passé depuis la mort d’Aziz. Si seulement je pouvais cesser de penser à lui !
Stanislas Valentin est toujours inscrit à Pôle Emplois. M'a-t il vraiment poussée sur la chaussée ? Je n'ai pas éclairci la chose… Inutile de préciser que nos rencontres sont placées sous le coup de la méfiance. Il pose sur moi le regard du chat qui découvre une souris, et moi celui de l'arachnophobique devant une araignéeIl n’a encore obtenu aucun travail correspondant à ses compétences. Je lui ai trouvé plusieurs propositions de contrats chez des notaires ; il s’est rendu à plusieurs rendez-vous, et cela n’a pas abouti. Il continue ses séances chez le vétérinaire de mon immeuble. Il essaie de me parler, mais je maintiens un silence avisé. Je préfère ressasser les événements antérieurs en faisant largement participer Rainer à mes interrogations au point que je le soupçonne parfois de relâcher son attention (pour ne pas dire qu'il décroche complètement…).) Il est retourné déjà quatre fois à Anvers. Il reçoit de temps en temps des colis à mon nom. C’est plus simple ainsi de les récupérer quand il est absent. Il a un impressionnant budget “cadeaux consulting” fourni par la boîte qui l’emploie.
Sans réponse des éditeurs auxquels j’ai envoyé mon roman, j'oscille entre mélancolie et courroux ( plus souvent courroux - il est vrai - et incompréhension devant leur manque de discernement). Quatre exemplaires demeurent sur mon bureau. La mort d’Aziz contribue à me donner une étonnante patience…
Monsieur Bruaire a remplacé Calimero par un chat siamois que lui a vendu le vétérinaire du rez-de-chaussée. J’entends souvent ses miaulements sauvages, et je me demande si le chat n’est pas son maître.
Je vais voir de temps en temps Monsieur Bruaire. Il est plus voûté, plus vieux que jamais, mais toujours gentil, courtois, et sourd à faire pâlir d'envie Quasimodo. Je me confie à lui d'autant plus librement qu'il me regarde parler plus qu'il ne m'entend. Il m'a toutefois fait remarquer que Monsieur « Vogèle » sonnait souvent à ma porte. J'ai mis deux secondes avant de comprendre qu'il désignait ainsi Rainer Waldvogel. J'en ai conclu d'abord que Monsieur Bruaire n'était pas un spécialiste de Gœthe, ensuite qu'il était curieux comem une vieille pie…
Je ne regarde plus Ali Badou. ( Il faut reconnaître que cela ne tient pas à lui, mais au fait que mes manuscrits étant expédiés, je peux m'offrir une pause dans le déchiffrage des bons comportements à l'égard des éditeurs…)
Anna m’a écoutée. Elle n’a fait aucun commentaire après le récit des derniers incidents. Elle m’a prise au sérieux (Ce qui n'est pas sans m'inquièter. Jusqu'à présent elle a toujours considéré que ma vie était d'une banalité écrasante en comparaison de ses aventures universitaires et sentimentales.) La preuve en est qu’elle s’annonce ce soir avec de informations importantes, a t elle dit. Je rédige ces lignes en l’attendant.
On sonne à ma porte. C’est elle.

Anna parle doucement, comme si j'étais si fragile qu'il faille me ménager. ( Bon, je ne vais pas m'en plaindre.) Son avant-avant-ex-petit ami est toujours magistrat affecté à la Juridiction Inter Régionale Spécialisée implantée à Marseille. Elle a obtenu de lui certaines informations :
- Aziz Marhouane vivait dans les quartiers nord de la ville, avec sa mère et un petit frère d’une dizaine d’années. Sa mère est tombée malade - elle fait toujours de fréquents séjours à l’hôpital -, et les garçons sont restés sous la seule autorité d’un cousin.
Alors Aziz s’est fait revendeur de cannabis, d’abord dans le quartier, puis au collège. Ils sont nombreux de son âge qui “traficotent” pour gagner de l’argent. Lui en gagnait, et surtout en faisait gagner au “cousin” qui le fournissait.
Il y a deux ans, Aziz a été embarqué dans un commerce de drogues lourdes. Il a été mis sous surveillance par la police des stupéfiants comme constituant un maillon reliant des groupes d’adolescents non organisés, et une entreprise locale mafieuse dangereuse.
- On pense qu’il ne s’est pas montré aussi docile qu’il aurait dû, et que ses employeurs se sont débarrassés de lui.
- Alors tu crois que le fait qu’il a vu quelqu’un me poussant sur la route, ou que Rainer et moi avons été attaqués par des voleurs également en moto n’ont rien à voir avec l’accident d’Aziz ?
- On pense que c’est indépendant.
- Et le cambriolage chez Rainer ? Et la tentative de vol de mon caddy ?
Anna sourit.
- Tu te rends compte qu’essayer de voler ton caddy, ce n’est pas du même ordre qu’un trafic de drogues lourdes…
- Quelle sorte de drogue ?
Anna a eu une drôle d'expression.
- Il s’agirait de Fentanyl.
Elle devine à mon air que j’ignore ce que c’est.
- C’est un narcotique plus puissant que la morphine. On l’utilise en chirurgie pour l’homme et l’animal. Sa particularité vient de ce que le produit peut se présenter sous la forme de sucettes, ce qui ouvre un marché infini aux trafiquants puisqu’ils arrivent comme ça à piéger des enfants, à créer des addictions lucratives, et à accroître leur nombre de revendeurs.
- C’est dégoûtant.
- Oui. C’est ce trafic que l’on essaie de démanteler.
- Mais comment Aziz s’est il trouvé à sortir le chien de Monsieur Bruaire ?
- Tu me poses des colles ! Je n’en sais rien. Il faudrait demander ça à ton voisin.
- Et le cousin ? Il n’a pas été arrêté ?
- Aucune idée. Cela ne nous regarde pas. Je voulais seulement savoir si toi, après ce que tu m’avais raconté, tu courais un danger. Apparemment non.
Nous avons dîné rapidement, en parlant de toute autre chose.
Anna vient de partir.

Maintenant je me tourne et me retourne dans mon lit. Je ne trouve pas le sommeil. A minuit, je me lève et me fait une tisane au ginseng. Ma décision est prise. J’irai dans les quartiers nord, je parlerai à la mère d’Aziz, et je saurai par elle le nom du cousin. Aziz avait un petit frère de dix ans qui ne doit pas connaître un sort identique.
A deux heures du matin, je ne dors toujours pas, mais je suis calme. Je sais comment je ferai pour rencontrer la mère d’Aziz : Nadja, la femme de service de Pôle Emploi me servira de guide et de laisser passer dans les quartiers nord où elle habite.
Je glisse enfin dans le sommeil. Ma dernière idée claire, c’est qu’il faudra surtout dissimuler mes projets à mon enourage : pas question de mettre au courant Anna ou Rainer, et à l’Agence éviter la vigilance de Jeanne. Je crois que cette nuit là, j’ai rêvé de Stanislas Valentin et d’un chat siamois.
C’était un cauchemar.
Je suis arrivée tôt au bureau ce matin. Il me faut entreprendre Nadja. Elle passe l’aspirateur sans me voir, ni m’entendre. J’utilise les grands moyens, j’enlève la prise et l’appareil s’arrête. Elle me regarde.
- Nadja, vous habitez je crois Résidence Consolat Les Sources ( faux derche que je suis, j’ai vérifié dans son dossier.) ?
- Oui.
- J’y vais ce soir. Je peux vous emmener en voiture.
- Je sors à vingt et une heures de chez le dernier notaire, et son étude est loin d’ici.
- Où ça ?
- Près de la station de métro Colbert. Mais je prends le bus.
- C’est mieux d’y aller ensemble. Je vous attendrai au pied de l’immeuble.
Elle me regarde bizarrement. Evidemment, elle ne comprend pas.
Je cherche une explication.
- Je ne connais pas le quartier, vous me guiderez.
Elle a l’air fatigué. Elle se dit que j’ai peur d’y aller seule. Elle veut bien ce que je veux. Elle ne demande même pas ce que je vais faire dans son quartier, ni dans quelle rue précisément je dois me rendre, ni comment il se fait que je connaisse quelqu’un là-bas. La passivité de Nadja est pour moi un sujet d’étonnement. Elle se contente de rebrancher l’aspirateur. Je n’ai plus qu’à retourner dans mon bureau. Ce que je fais. Et puis une crainte me vient, et je reviens près d’elle. Je lui crie dans l’oreille.
- Inutile d’en parler devant les autres.
Elle a une lueur dans le regard, et j’ai un peu honte. Elle doit penser que je ne veux pas qu’on me voie avec elle. Elle hausse les épaules et se remet au travail.

Le soir, je suis dans la rue de l’étude où travaille Nadja une bonne demi heure avant qu’elle sorte. J’ai réussi à garer ma Twingo entre une fourgonnette et une moto. Je surveille dans le rétroviseur la porte de l’immeuble, prête à bondir hors de ma voiture dès que Nadja pointera le bout de son triste foulard noir.
Je me souviens qu’au début de son recrutement elle portait une sorte de bandana multicolore qui laissait voir sa nuque frisée. Nadja riait et chantonnait en passant son chiffon humide sur les bureaux.
Depuis un peu plus d’un an, elle a remplacé le bandana par un foulard opaque qui descend bas sur le front, et jette sur son visage un reflet blafard. Elle ne rit plus, ni ne chante en travaillant. Sa jupe s’est rallongée et abonnée à la couleur grise.
Un jour je l’interrogerai sur ce changement. Mais pas ce soir. Ce soir je dois me faire une idée des lieux où loge sans doute Madame Meirhouanne.
J’ai constaté qu’il y avait une dizaine de personnes du même nom dans l’annuaire, avec des orthographes différentes et habitant dans des rues différentes. Aller de nuit n’est pas la meilleure idée, mais je ferai seulement une reconnaissance des lieux. Nadja m’aidera à me repérer dans ce labyrinthe d’immeubles.

Je surveille mon rétroviseur. La porte d’entrée est juste sous un réverbère. Je ne peux pas manquer Nadja quand elle en franchira le seuil. Il est vingt et une heures quinze. Fait elle des heures supplémentaires ? Veut-elle éviter que je la raccompagne ?
Au moment où je m’apprête à quitter ma voiture pour tenter d’apercevoir depuis la rue si l’étude est allumée, on frappe à la vitre. C’est Nadja. Il y a une autre sortie. Je n’ai rien vu.
Nous roulons un moment.
- Où habitez-vous exactement aux Sources ?
- Résidence Consolat, mais chaque immeuble a un nom. Le mien c’est “Les Résédas ”
- Mon GPS peut me guider jusqu’au Chemin du Ruisseau. Après il ne trouve plus.
Elle hausse les épaules.
- Tu me laisses à l’arrêt de bus.
Voilà qui ne me convient pas du tout.
- Mais non, je vous amène jusque chez vous.
- Il vaut mieux pas.
- Pourquoi ?
- Il est tard, s’ils s’aperçoivent que je suis en voiture, les voisins vont s’inquiéter.
- Vous croyez qu’ils sont aux fenêtres à cette heure-ci ?
- Mon fils vient à ma rencontre à l’arrêt de bus.
D’accord, elle multiplie les prétextes… je ne dois pas insister. Je préfère qu’elle me donne des renseignements sur les Merhouane, Mairouane, Marhouane  du quartier.
- Moi je dois aller dans le bâtiment “Les Narcisses”. Vous savez comment je peux faire ?
- Je le connais, mais je ne sais pas comment vous pouvez y aller en voiture. Tu comprends, moi je fais tout à pieds, ou en bus.
Nadja passe du “vous” au “tu” de manière déconcertante. Je pense qu’elle a appris le français par blocs de mots.
- Vous ne connaissez pas par hasard la famille Meirhouane ?
Je la sens se crisper à côté de moi.
- Non.
Je ne lâche pas prise.
- Votre fils peut-être ?
- Ne mêle pas mon fils. Il connaît personne dans la Cité.
Elle est fâchée. Je change de tactique. Il y a peut-être un plan du quartier affiché sur un panneau quelque part.
- Il yen avait un.
- Où ?
- Ne cherchez pas. Ils l’ont arraché.
- Qui ça ?
- Les gosses. Pour jouer.
Je grommelle. Elle a un petit rire.
- Faut bien qu’ils s’amusent. Y a rien ici. L’été, ils vont à la plage du Prado, mais l’hiver…
Soudain elle pointe du doigt un endroit au dehors.
- C’est là. C’est mon arrêt de bus.
- Votre fils n’est pas là.
- Il va venir à ma rencontre.
Je me gare le long du trottoir. Il fait sombre. On distingue à peine l’abri bus. Elle descend et je la regarde s’éloigner dans la rue déserte et toute droite. Je guette son fils. Il n’y a personne. Au moment où je me dis ça, deux ombres se plaquent contre ma portière. Je sursaute. Deux silhouettes encapuchonnées se penchent sur mon pare-brise. Je jette un coup d’œil au loin, mais Nadja a disparu.
- Tu attends quelqu’un ?
- On peut t’aider ?
Les deux garçons ont parlé en même temps. Je ne distingue pas leurs visages, seulement leurs capuches, et leurs mains qui heurtent ma vitre. Les doigts sont longs, fins, juvéniles. Ils ont l’accent des quartiers, cet accent qui vient du fond de la gorge.
Je n’ai pas le temps de répondre, et pas le réflexe de verrouiller les portes. Deux autres garçons ont surgi.
- Tirez-vous les minots.
Celui qui a parlé est grand et fort. Il balance les bras en avançant. Je suis certaine qu’il tient dans sa main un couteau.
Il ouvre ma portière. Je suis figée par la peur, et je m’accroche au volant. Le garçon a un petit rire froid en voyant mon visage.
- T’as peut-être quelque chose pour nous ?
Il roule les « r ». Je me dis qu’il vient d’Europe centrale.
Il s’adresse à son compagnon qui jusqu’à présent s’était contenté d’écarter les deux gamins.
- Qu’est-ce qu’on fait à la dame ? Tu proposes quoi ?
Le rayon de lune qui tout à coup perce les nuages me permet de voir son visage. Il a les cheveux presque blancs à force de blondeur et des yeux très pâles.
Son compagnon ricane.
- On l’aide à descendre de voiture.
Joignant le geste à la parole, il m’attrape le bras. Je lève les yeux vers lui. Je ne vois que son piercing à la lèvre, et d’épais sourcils bruns.
C’est alors que j’entends crier :
- Dégage Marco, c’est une copine de ma mère.
Quelqu’un arrive en courant.
- Laissez tomber, on la connaît, continue mon sauveur.
Le dénommé Marco ne semble pas convaincu, et sa main serre un peu plus mon bras. Mon sauveur court de plus en plus vite. Il arrive sur Marco au moment même où celui-ci me tire hors de la voiture. Le grand aux cheveux presque blancs s’écarte en ricanant. Marco tient toujours mon bras.
- Si tu la veux, il va falloir la gagner. Andreas, tu fais l’arbitre ?
Je le vois maintenant. Il ressemble à sa mère. J’essaie de me rappeler l’âge du fils de Nadja. Ce garçon a l’air si jeune. Il s’est planté devant Marco, les bras plaqué contre le torse, les poings serrés. J’imagine déjà le combat inégal, et l’adolescent tailladé par l’abominable Marco. Je ne peux pas laisser faire ça.
- Je vous laisse mon sac, et ma voiture aussi. Allez-vous en.
Andréas à quelques mètres fait encore entendre son petit rire froid. Je n’ai pas dit ce qu’il fallait. Marco gronde :
- Toi, la meuf, tais-toi. Si quelqu’un va décaniller, c’est toi. Ici, t'es chez nous.
Les deux gamins qui s’étaient manifestés les premiers renchérissent :
- Vas-y Marco, pour l’honneur des Capucines. Dégomme les Résédas.
J’entends alors trois coups de sifflet, un court, un long, un court. Marco lâche mon bras, Andréas fait un signe de la main, et les quatre garçons se sauvent en courant, me laissant en présence du seul fils de Nadja. Lui, si courageux l’instant précédent semble inquiet.
- Tirez-vous, dit-il. Ne ramenez plus ma mère. C’est mauvais pour tout le monde.
Une silhouette se profile à une centaine de mètres. Elle est sous un réverbère, et on la distingue bien.
- J’peux pas rester. Tirez-vous.
Je remonte dans ma Twingo pendant que le garçon se met à courir dans l’autre direction. Je démarre. La silhouette se rapproche. C’est un homme de taille moyenne. Sa vue ne me rassure pas. Il me rappelle celui qui m’avait suivie au restaurant le soir de ma fête d’anniversaire.
Je fonce dans un dédale de rues toutes semblables, perpendiculaires les unes aux autres, bordées d’immeubles massifs et indistincts dont les fenêtres éclairées sont autant de points d’impacts trouant la nuit.

Je suis folle d’être venue de nuit dans ce quartier. J’imaginais que Nadja m’aiderait, m’apprendrait comment trouver les trois Merouane habitant dans ces immeubles.
Elle m’a aidée. Que ce serait il passé sans l’arrivée de son fils ? Mes mains tremblent sur le volant pendant que j’essaie de me repérer. Mais je reviens toujours au même point. J’aperçois enfin un panneau à côté d’un abribus aux vitres brisées. Un plan du quartier peut-être. Les environs sont déserts. Je positionne la Twingo pour que les phares éclairent cet affichage providentiel, et je descends en regardant encore à droite puis à gauche. Il n’y a personne. Je m’approche du panneau, mais à quoi me sert il puisque j’ignore où je me trouve ? J’ai laissé le moteur de la voiture tourner au cas où je devrais faire un démarrage rapide… J’aperçois l’angle de la rue tout proche et un peu en hauteur sur le mur, le nom de la rue. Je vais tenter de le déchiffrer à la lumière de mon iPhone. (Merci Jeanne pour l’application “torche”.)
Je lève le bras armé du téléphone aussi haut que possible. Je lis : rue des Martyrs. (Ce n’est pas encourageant.)
Et là je l’entends. Des pas s’approchent. Avant même de me retourner, je sais ce que je vais découvrir…
Il avance tranquillement vers moi. Je suis tétanisée par la peur. Mes jambes refusent de me porter jusqu’à ma Twingo. J’entends le ronflement régulier d’un moteur. Il a une voiture prête à démarrer avec moi prisonnière, ligotée, assommée, morte peut-être…
- Vous êtes perdue ? J’ai mon taxi. J’ai fini mon service. Suivez-moi si vous voulez. Je vous conduis jusqu’à l’entrée de l’auto route.
L’homme de taille moyenne - comme trente six mille autres idiote, - qui m’a suivie au restaurant l’autre soir – mais ce n’était probablement pas lui, ou il ne te suivait sans doute pas – est arrivé à ma hauteur. Il est chauffeur de taxi. Je suis fatiguée, j’ai peur, et je commence à avoir froid. L’idée qu’il pourrait m’entraîner ailleurs qu’à l’entrée de l’autoroute m’effleure. Mais de toute façon, ici je suis dans un non lieu, incapable de m’orienter, avec un GPS qui répète inlassablement « de faire demi tour dès que possible ». Mais où sont donc les satellites ? A quoi bon Einstein et la théorie de la relativité si je dois rester paumée dans cet espace où la configuration de chaque point reproduit exactement celle de l’autre ? Bref, je remercie et je retourne à ma Twingo, décidée à le suivre, fût-ce au diable.

Je le suis. Il va vite, et je crains à chaque tournant de le voir s'évanouir dans la nuit.
À plusieurs reprises, j'aperçois à la lueur des halls d'immeubles des petits groupes de jeunes gens encapuchonnés. Certains, inactifs se parlent en sautillant d'un pied sur l'autre comme pour se réchauffer. D'autres, indifférents, s’adossent aux portes vitrées ou aux murailles lépreuses, silencieux, attendant on ne sait quoi. Je me demande si parmi eux se trouvent mes assaillants de toute à l'heure.
Enfin l'horizon se dégage et les réverbères deviennent opérationnels. Je vois le panneau qui annonce l'autoroute. Je change de monde. Devant moi le taxi ralentit et met son clignotant à gauche. Je comprends. Je fais un appel de phare pour remercier et je m'engage dans la direction de l'autoroute. Le taxi continue tout droit.
Je me détends enfin. Je roule sans penser à rien jusque chez moi.

C'est seulement lorsque je suis installée devant mon thé au ginseng, dans ma minuscule cuisine que me revient cette idée obsédante : comment contacter la mère d'Aziz ? Je ne retournerai pas à la Cité Consolat, enfin, pas seule, pas tout de suite, et surtout pas la nuit.
Le plus simple n'est il pas d'interroger Monsieur Bruaire ? Je saurais comment il a connu Aziz, et s'il avait le moyen de le joindre chez lui, j’aurais une adresse ou un téléphone. Évidemment, il faut bien choisir mon moment... De préférence quand il a son sonotone, et que je le sentirai enclin à un peu de conversation. Je dois aussi être habile dans ma formulation pour ne pas lui faire revivre le choc de la perte du garçon et ... de Calimero. Cela fait beaucoup de conditions, et je sens que ce n'est pas demain que mon problème sera résolu.
Mais ce soir là, peut-être pour se faire pardonner ma calamiteuse escapade, le Ciel vient à mon aide en la personne du chat de M. Bruaire.
Au moment de me glisser dans mes draps, j'entends les miaulements féroces de l'abominable félin. Ils sont d'une telle puissance que j'ai d'abord l'impression que l'animal est entré chez moi. Mais non. Il est seulement devant ma porte, et il y gratte furieusement. Je conclus qu'il se trompe d'appartement et veut seulement retrouver ses pénates. J'hésite avant d'ouvrir, car je l'imagine, découvrant son erreur, et me sautant au visage pour me punir de ne pas être son maître...
Mais je ne peux rater l'occasion de rendre visite à M.Bruaire avec un alibi en or : je lui ramène son chat.
J'ouvre la porte d'entrée avec précaution, prête à protéger mes yeux. La bête me file entre les jambes, et avec le sûr instinct du vivant décidé à nuire le plus possible à un autre vivant va se réfugier sous les étagères de la bibliothèque.
Une demi-heure plus tard, lorsque j'ai épuisé mon lot d'appellations animalières, les "Minou", "Chaton", "Chat", "Petit, Petit", puis mon lot d'injures, les "Idiot de chat", "Sac à puces", "Raminagrobis", "Triste sire", et j'en passe... Je renonce à le capturer, et décide d'aller chercher le maître du fauve.
Mais puis-je décemment le faire à cette heure tardive ? L’idée de garder l’animal toute la nuit ne me convient pas davantage. Je choisis une solution intermédiaire, je vais téléphoner. Par bonheur Monsieur Bruaire n’est pas sur liste rouge, et je n’hésite plus à l’appeler. En vain. J’ouvre ma porte d’entrée, et je perçois du couloir mon appel sonner dans son appartement. Mais lui n’entend pas. Le chat est toujours sous mes étagères de bibliothèque. En dernier recours, je décide d’avertir le gardien de nuit.
Il m’écoute, prend un parti. Il a un double des clés de chaque appartement. Il ira frapper chez Monsieur Bruaire. Il frappera en ouvrant déjà la porte pour être sûr d’être entendu. Il ira le chercher dans son lit s’il le faut. Ce gardien de nuit est à mes yeux gardien de rêve.
Il fait ce qu’il dit. J’observe depuis mon entrée ouverte sur le couloir. Monsieur Bruaire ne réagit pas. Le gardien pénètre dans l’appartement. Il en ressort quelques secondes plus tard en avouant cette chose étonnante : l’appartement est vide. Monsieur Bruaire n’y est pas.
Une idée me vient :
- Vous avez vraiment un double des clés de chaque appartement ?
- Non. Seulement ceux qui sont occupés par des locataires. Les propriétaires en général ne donnent pas de double à la loge.
- Pourquoi les locataires ?
- C’est un problème d’assurance.
(Donc, la loge a un double de mes clés, Monsieur Bruaire n’est pas propriétaire, mais Rainer doit l’être puisqu’il a dormi chez moi quand il s’est fait volé)… Voici les conclusions auxquelles je parviens aussi sûrement que Sherlock Holmes. Je me promets néanmoins de vérifier auprès de Rainer. (Revenons à nos moutons, enfin à notre chat. Que faire ?)
- Je vous aiderais bien à récupérer l'animal, mais je ne peux pas laisser le hall de l’immeuble sans surveillance trop longtemps.
Le traître se défile. Devrai-je garder ce chat toute la nuit ?

Je m’enferme dans ma chambre de peur qu’il ne m’attaque dans mon sommeil. Je dors mal. Il me semble entendre ses griffes sur mes fauteuils, à moins qu’il ne soit dans ma cuisine en train de déchiqueter le paquet de biscottes. Je pense  à tout ce qui est resté exposé à sa méchanceté.
Le lendemain matin je me penche avec précaution pour voir s’il est toujours sous la bibliothèque. J’aperçois ses yeux phosphorescents. En partant j’alerterai la gardienne. Je ne veux pas lui abandonner mon appartement pendant que je suis à l’agence.
Je frappe à la loge, car chose étonnante, elle n’est pas dans le hall à surveiller les allées et venues des habitants de l’immeuble. Je lui raconte mes déboires. Elle prend fait et cause pour moi et jure que je peux partir tranquille. Elle maîtrise la situation. Elle ne dit pas ce qu’elle va faire, mais elle jure de me débarrasser de l’intrus.
Une fois sortie et happée par le mistral qui souffle de nouveau avec violence, je me retourne vers la baie vitrée de l’immeuble, et au travers du rideau de cheveux que le vent plaque contre mon visage, je vois la gardienne sonner à la porte du vétérinaire. Je devine son plan : s’en remettre à l’homme de l’art pour aller chercher le chat dans mon salon avec elle. Mais ce que je vois aussi, et qui ne me plaît guère, c’est que Stanislas Valentin a ouvert, et qu’il pénétrera probablement chez moi avec la bénédiction de la gardienne… Cette idée me plonge dans un malaise qui me coupe le souffle. Je sens en Stanislas Valentin un danger assez grave pour menacer ma vie.

La journée à l’agence est un supplice. Nadja n’est pas venue ce matin. Est-ce de ma faute ? l’a-t on punie de l’aide que son fils m’a apportée ?
A midi, j’appelle la gardienne. A t elle récupéré le chat ? Pas encore. Monsieur Bruaire est toujours absent. Que ferait-elle de l’animal ? J’ai des envies de meurtre. Mon appartement n’est pas une annexe de la SPA. Je la supplie d’intervenir, et invente que je suis allergique. Je brosse un tableau émouvant des crises d’asthmes capables de me terrasser en quelques minutes. Elle s’en fiche. Je raccroche furieuse.
En milieu d’après-midi, comme personne n’a de nouvelles de Nadja, je décide de téléphoner chez elle. Pas de réponse. Je me demande si je saurais retrouver son immeuble. Je pourrais m’y rendre à la sortie du bureau, avant la nuit et pas seule. J’en parle à Ludo. M’accompagnerait-il ? Il me rit au nez.
- T’es folle ? Nadja doit avoir eu un problème avec sa fille. Elle est sûrement encore à l’hôpital. Elle préviendra demain. On va pas aller dans la galère des quartiers nord. Tu veux te faire caillasser ta voiture ?

Quand je quitte l’agence, je suis décidée à appeler Anna. Si Rainer était là, c’est à lui que je demanderais de m’accompagner. Mais il est à Anvers. Il ne reste que ma sœur et son petit ami, le Suédois austère mais baraqué. J’espère qu’il proposera son quatre-quatre. Ça en impose plus qu’une Twingo, et c’est plus rapide en cas d’urgence.
Rassérénée à cette idée, je marche à vive allure, et coupe par une petite rue transversale au lieu de suivre l’allée du Prado. Cela me fait gagner dix minutes, mais perdre ma toute récente bonne humeur  quand je vois un homme pisser discrètement entre deux poubelles… de tri sélectif. J’ai toujours été convaincue que l’odeur des rues à Marseille n’était pas de la seule responsabilité des chiens, mais je me serais bien passée de cette vérification. Je retrouve immédiatement mon humeur de plomb.
Arrivée dans le hall de l’immeuble, je n’ai pas le temps de sortir le nouveau colis arrivé à mon nom pour Rainer que la gardienne me tombe dessus en gesticulant.
- On vous a débarrassé du chat.
Le “on ” n’est pas de bon augure.
- Monsieur Bruaire l’a repris ?
- Non. Il est toujours absent. C’est le vétérinaire qui l’a délogé, et il l’a emmené. (Bon, là elle parle du chat, et je ne demande pas si c’est le vétérinaire lui-même ou son assistant. Je connais la réponse). Il le gardera dans son cabinet tant que Monsieur Bruaire ne sera pas rentré.
Je pousse un soupir de soulagement. Elle continue :
- C’est honteux d’ailleurs de prendre un animal et de ne plus s’en occuper. Il savait bien Monsieur Bruaire que son chat ne pouvait pas rester si longtemps tout seul.
- Il n’a plus Aziz pour l’aider.
- Il n’avait qu’à me demander. Je lui ai indiqué Aziz, mais j’aurais pu trouver quelqu’un d’autre !
(Quoi, c’est elle ?)
- C’est par vous qu’il a rencontré Aziz ? Vous avez son adresse ?
- Oui, et son numéro de portable.
- Vous avez encore l’adresse ?
Elle hausse les épaules :
- Il est mort.
- Mais son adresse ?
- Oui, je dois l’avoir.
- Vous pouvez me la donner ?
Elle me regarde d’un drôle d’air. Je bredouille.
- J’ai quelque chose à remettre à sa mère.
Elle soupire, retourne dans sa loge et revient avec quelques mots griffonnés sur un bout de papier. Il y a même un numéro de téléphone fixe.
Je n’en crois pas mes yeux. Je remercie et m’en vais. C’est seulement chez moi que je me traite d’idiote. J’aurais dû lui demander comment elle avait connu Aziz.

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