Chapitre 10

De retour dans mon appartement, j’enfile mes bottes et mon manteau. Après réflexion, je cache mes cheveux sous un bonnet bleu-marine. La nuit est claire, et le moindre rayon de lune pourrait me trahir. Le miroir me renvoie l’image de la parfaite espionne. Du moins, c’est ce que je me raconte pour me donner courage. Si je prends tout ça comme un jeu, ça ira. Mais je ne suis pas complètement dupe. Et je m’efforce de ne penser ni à la mort d’Aziz, ni à ma peine. Rainer m’a trahie. Il m’a utilisée pour garder des colis qu’il n’osait recevoir chez lui. Pour cela il m’a fait croire que je lui plaisais, qu’il m’aimait au moins un peu… Il se fiche des conséquences que je pourrais subir. Du coup cela me met en colère, et je vais mieux. Je quitte mon appartement après avoir collé un post it pour Anna qui n’est au courant de rien, car elle n’a pas dû encore voir ses messages, et qui ignore qu’elle est censée venir chez moi.
Je n’ai en voiture que dix minutes de trajet de mon immeuble au collège.
Ce qui est bien à Marseille, c’est qu’on est vraiment en province. L’hiver à partir de vingt heures les rues sont vides. Rien n’arrête ma Twingo, même pas les feux. Pour une fois, je les ai tous au vert. Mais enfin, c’est sinistre ces villes où les gens sont dehors en même temps, et dedans en même temps.
Quand je descends de voiture après m’être stratégiquement garée sur le parking du cours Pasteur, pas trop loin du collège, mais pas trop près non plus, je rectifie mon jugement. Il y a du monde, beaucoup de monde : celui des SDF qui s’installent pour la nuit dans le renfoncement des boutiques, leurs chiens près d’eux. Ils organisent avec soin d’étranges tissus : vieux vêtements, et pans de couvertures pour construire leur abri nocturne.
Je vais tête baissée vers le collège. Il est presque vingt-et-une heure, et les alentours sont vides de toute présence suspecte. Je m’adosse à un arbre, en partie dissimulée par l’épaisseur du tronc. Pas de chance, une vieille dame arrive, tenant un grand chien en laisse. Il la tire vers mon platane.  L’animal me semble nerveux, et la vieille dame fragile. Elle n’aurait pas la force de le retenir s’il décidait de me sauter dessus.
Mais non, il hésite, se détourne, et choisit l’arbre voisin.
J’attends une dizaine de minutes. La patience n’étant pas mon fort, je me dis que Gustave Doré m’a raconté des balivernes. Personne ne viendra. J’ai été sotte d’y croire et je le serais plus encore si je m’exposais longtemps au froid de la nuit. Mon angoisse change d’objet. Qui donc m’écrit de tels messages sinon quelqu’un qui connaît le nom d’Aziz, et le fait que Rainer a pris l’habitude de faire déposer ses colis chez moi.  A moins que la conversation surprise n’ait pas eu le sens de fixer un rendez-vous. J’en suis à ce point de mes réflexions lorsqu’une silhouette que je reconnaîtrais entre toutes se profile à quelques mètres de moi. C’est Rainer. Il ne m’a pas vue. Il attend lui aussi. Je vois le bout incandescent de sa cigarette scintiller plus fortement quand il la porte à sa bouche.
Je l’observe, fascinée. Qui va-t il rencontrer ?

Et tout à coup, je retiens un cri. Une main vient de saisir mon bras.
Mais peut-être, en fait, ai-je crié. Je suis tirée violemment en arrière. Je sens une eau de toilette connue sans savoir sur qui je l’ai déjà sentie.
- Que faites-vous ici ? A quoi jouez-vous ?
Il parle bas, mais je  reconnais la voix. Je reconnais le ton. J’essaie de me dégager. Mais il tient toujours mon bras, et commence à me faire mal.
Je me défends :
- Et vous, que faites-vous ici ? Vous prenez Rainer Waldvogel pour un trafiquant de drogues, ou vous êtes de son côté ?
Je devine dans l’obscurité le regard de Stanislas Valentin.
- Idiote !
Oh que je n’aime pas ça ! Je ne pratique aucun sport de combat, ni aucun sport d’ailleurs, mais là, il exagère. Je suis hors de moi (sinon j’aurais réfléchi avant…), et je mords à belles dents la main qui m’immobilise.
Il l’ôte vivement, mais au même moment de son autre main il attrape mon autre bras et le plaque contre mon flanc. Je ressens une vive douleur dans l’épaule. Mais tout cela a dû faire du bruit, et j’aperçois la silhouette de Rainer qui s’avance vers nous. Va-t il me défendre ?
Je n’en crois pas mes yeux ! Est-ce un effet de l’obscurité. Il a un revolver et il le pointe vers Stanislas.
A ce moment, un coup de feu part. Il a le son étouffé d’un bouchon de champagne que l’on maintiendrait pour en empêcher l’explosion.
Je ferme les yeux m’attendant à mourir, mais tout va bien. Je pense que Stanislas Valentin a dû s’effondrer, et je regarde le sol. Non. D’ailleurs, il immobilise toujours mon bras. Celui qui a fait un écart, c’est Rainer. Je découvre alors que Stanislas aussi tient une arme dans sa main libre. Je comprends en un éclair qu’ils vont s’entre tuer. Alors je me comporte de façon tout à fait irrationnelle ( ce qui ne me ressemble pas). Je m’arrache à Stanislas au prix d’une douleur fulgurante dans l’épaule, et je m’interpose entre les deux hommes. D’un même mouvement ils baissent leur arme. Mais alors que je vois chacun d’eux renoncer à menacer l’autre, un second coup de feu part. Un chien, peut-être celui qui avait épargné ma cachette un moment avant, aboie furieusement. D’un même mouvement Stanislas et Rainer se tournent dans la direction d’ou la détonation est partie. Stanislas me projette contre l’arbre tandis que Rainer crie d’une voix étouffée mais impérieuse : cache toi. Je n’en crois pas mes yeux. Ils tiennent de nouveau leur arme en position de tir, mais cette fois, ils sont l’un à côté de l’autre, et leur arme est orientée vers le tronc d’arbre qui est mon douteux rempart. Ils font front ensemble contre un ennemi invisible, ou contre moi ? En tous cas, dans ma direction.
Et tout à coup tout s’éclaire pour moi. Je suis tombée dans un piège. Stanislas et Rainer sont de mèche. Ils veulent se débarrasser de moi. Je sais, cela semble absurde puisque Rainer m’a dit de me cacher. Mais il est peut-être simplement moins mauvais que Stanislas. Qui pourrait comprendre quelle panique s’empare de moi ?
A ce moment, je respire. Une voix connue se fait entendre tout près de moi.
- Venez, dit-elle.
J’aperçois à la lumière du réverbère la main protectrice de Monsieur Bruaire. Je ne m’étonne pas de le trouver là.  Je saisis cette main amicale qui m’entraîne.

Monsieur Bruaire est voûté, mais il marche vite, il court presque jusqu’à un taxi arrêté à quelques mètres et que je découvre au dernier moment. Il me pousse dans la voiture et se laisse tomber à côté de moi. (J’espère que s’il porte un sonotone, il n’a pas de pacemaker. Toutes ces émotions sont dangereuses à son âge). Le taxi démarre en trombe me plaquant contre le siège. Je n’ai que le temps d’apercevoir Rainer et Stanislas toujours côte à côte, armes dirigées vers le sol, et probablement pétrifiés par la surprise.  L’idée m’effleure qu’après mon départ ils risquent de se retourner l’un contre l’autre, et je tends l’oreille, redoutant le bruit d’une nouvelle détonation. Mais le taxi s’est déjà éloigné, et la radio que le chauffeur vient d’allumer m’assourdit. Monsieur Bruaire a lâché ma main. Nous renonçons à parler car nous ne sommes pas de taille à lutter contre James Hetfield.
Le taxi va toujours à toute allure, et nous devrions déjà être arrivés. Mais nous avons dépassé l’immeuble, nous dépassons Le Corbusier, et nous roulons maintenant vers Luminy. Je ne comprends plus. Monsieur Bruaire tapote l’épaule du chauffeur qui éteint sa radio. Il me rassure.
- Vous ne pouviez pas retourner chez vous. Ces deux gangsters vous y auraient retrouvée. Je vous emmène chez une amie qui a une villa à Cassis.
- J’aurais pu aller chez ma sœur ou ma mère.
- Vous pensez bien qu’ils doivent savoir où elles habitent. Vous les auriez mises en danger.  Non. Laissez moi faire. Là où je vous conduis, vous serez bien accueillie et en sûreté.
Il y a un moment de silence. Je suis étourdie par les derniers événements. Il reprend :
- Pourquoi êtes vous allée là-bas ? Vous cherchez le danger ?
Sa question m’embarrasse. Je murmure :
- Aziz est mort.
- Vous n’êtes pas responsable.
- C’était un enfant.
Je devine malgré l’obscurité son haussement d’épaules.
- Qu’avez-vous compris de ce qui vient de se passer ?
- Rainer Waldvogel m’a utilisée pour son trafic. Stanislas Valentin m’a utilisée pour mettre la main sur Waldvogel.
- Mais pourquoi vous êtes vous retrouvés tous les trois au même endroit, à la même heure ? Pourquoi étaient ils armés ?
- Quelqu’un que je ne connais pas m’a envoyé un message pour m’attirer devant le collège. Je pense que c’est Stanislas Valentin. Ensuite, il a dû trouver un prétexte pour faire de même avec Rainer. Peut-être lui a t il dit que j’y serai, que je savais ce qu’il y avait dans les colis, que j’allais le dénoncer, que sais-je encore ?
- Mais pourquoi faire ça ?
- Et bien pour prendre Rainer en flagrant délit.
- Mais quel délit ?
- Rainer avait un revolver. Il avait sans doute l’intention de me faire taire. En tous cas de me menacer, et Valentin l’aurait ainsi surpris, et il aurait pu l’arrêter...
- Mais pourquoi pensez-vous que Valentin soit un flic ? C’est peut-être un autre trafiquant ?
Je reste silencieuse. Je n’avais pas envisagé cette possibilité. Il devait avoir raison. Un policier ne se serait pas comporté comme Valentin. Il avait forcé ma porte, ou presque, pris contre mon gré un des colis. C’était un truand comme Waldvogel. Je m’étais trouvée entre deux gangsters. Et maintenant que faire ? Je ne pouvais restée chez l’amie de Monsieur Bruaire. Je devais aller à la police, et faire une déposition en bonne et due forme. Je le dis à monsieur Bruaire. Il hoche la tête pour toute réponse.
La voiture sort des méandres de la route de Cassis, et prend maintenant un chemin de traverse. Nous arrivons.

Notre hôtesse, à ma grande surprise, est jeune. Elle est brune, vive et pas très jolie, mais elle m’accueille avec gentillesse.
- Claire est la fille d’une de mes vieilles amies, précise Monsieur Bruaire qui a deviné mon étonnement.
En quelques mots il explique que je ne peux rentrer chez moi, et qu’il souhaite me voir passer la nuit à la villa.
La jeune fille ne pose pas plus de questions, et me conduit dans une chambre. Peut-être s’agit-il d’un gîte touristique, car tout semble prévu pour les hôtes surprises. La pièce est agréable et j’ai une petite salle de bain.
Je voudrais reparler à Monsieur Bruaire de la nécessité d’aller à la police le plus vite possible, mais il me conseille du repos. Il viendra me chercher demain matin, et nous ferons le point. Il veut voir ce qu’il va trouver à son retour ce soir dans mon appartement. Il me demande la permission d’utiliser la clé que je lui aie laissée pour Anna.
Il me laisse alors, mais je l’entends s’entretenir avec Claire un assez long moment. Peut-être lui raconte-t il toute l’histoire. J’ai eu le temps de prendre une douche et de revêtir le pyjama que m’a prêté Claire. Il est en coton rose et porte l’effigie de Michael Jackson. ( L’intérêt du célibat, c’est qu’on peut être ridicule sans témoin… ) Enfin j’entends la porte d’entrée qui se referme, et le bruit presque simultané du taxi qui démarre.
Alors, je repense à Anna. Si par miracle, elle tombait sur un de mes messages, elle serait capable de venir dans l’appartement. Elle ne me trouverait pas et remuerait ciel et terre pour savoir ce que je suis devenue.
Je prends mon iPhone (batterie faible, et je n’ai pas mon chargeur), et je laisse un message rassurant. Mais je m’inquiète pour rien. Elle ne consultera pas ses appareils ce soir...
Maintenant, on frappe à ma porte. C’est Claire.
- Monsieur Bruaire m’a bien recommandé de vous remettre ceci.
Elle me tend un revolver noir dont la seule vue me fait faire un pas en arrière.
- Mais c’est dangereux ! Je ne saurais pas m’en servir.
Elle sourit :
- C’est un pistolet d’alarme. Il fait du bruit, envoie un peu de fumée, mais il ne fait pas de mal. C’est un instrument de dissuasion, pas une arme…
Elle pose l’engin sur la table de nuit.  Elle semble trouver normal d’avoir sur son chevet un revolver plutôt qu’un livre. Moi, non.
- Ici, vous ne risquez rien. Mais monsieur Bruaire a insisté, dit-elle.
Après son départ, je regarde l’objet et me décide enfin à le prendre en main.
Je me répète : il tire à blanc. C’est un leurre. Je le dépose cependant sur la table de nuit avec précaution. Je vérifie que mes volets sont bien fermés. Je tire le verrou de ma porte, et je me couche. Inutile de dire que je ne dors pas. Le mistral s’est levé, et la nuit est pleine de bruits que je n’identifie pas.

J’ai quand même dû finir par m’endormir, car la sonnerie de mon portable me fait faire un bon de carpe dans mon lit. Je n’ai presque plus de batterie et je ne suis pas sûre de pouvoir prendre l’appel. J’entends pourtant la voix de Rainer :
- Votre amie Claire est hors d’état de nuire. On vous attend dans le salon. Ne tardez pas. On pourrait s’occuper d’elle de plus près...
Il dit autre chose encore, mais je n’entends plus. Mon téléphone est vraiment HS.
Je tremble, et j’ai les mains moites. J’ai peut-être fait un cauchemar. Mais l’appareil dans ma main droite me fait comprendre que non. Je prends un peignoir en éponge dans la salle de bains et l’enfile sur mon T-shirt Michael Jackson. Je glisse le pistolet dans ma poche et, pieds nus, j’ouvre la porte. La maison est silencieuse. (Claire est peut-être déjà morte.) Je descends l’escalier aussi doucement que possible. Il est en grès, glace mes pieds, mais ne craque pas. A mi- étage, j’aperçois le salon éclairé. Je vois la chevelure brune de Claire et son dos. Elle est assise sur une chaise, immobile. A côté de la chaise, Rainer est debout et je vois pendre sur son flanc gauche un revolver dans son étui.
Je m’interroge sur la bonne stratégie. J’entre brusquement et le menace ? J’étreins dans ma poche la crosse de mon arme ( factice). Il ne pourra pas ôter tout de suite la sienne (réelle) de son écrin. D’un autre côté, il m’attend. Il ne peut se laisser surprendre. (J’imagine le carnage. Il me tue et tue Claire dans la foulée.)
Soudain, une silhouette semble sortir du mur. L’escalier et le hall sont obscurs, je distingue mal. Je reconnais enfin la posture voûtée et la chevelure claire. Monsieur Bruaire est là. Il n’avait pas quitté la maison. Je sens un immense soulagement. (Pourtant, franchement, il n’a pas la musculature de Bruce Willis ni celle de Brat Pitt...) Il tient une arme. Un revolver petit, mais peu sympathique. Je devine qu’il n’est pas seulement dissuasif. Monsieur Bruaire me fait signe de venir et de faire silence. ( Toutes choses que j’étais en train de tenter).
Quand je suis tout près de lui, il murmure à mon oreille :
- Vogel est il seul ?
J’incline la tête en signe d’assentiment. Je ne dis rien car je ne veux pas faire de bruit, ( j’ai si peur que je ne suis pas certaine de parvenir à parler à voix basse.) Mais je n’ai entendu que Rainer au téléphone, et je n’ai aperçu que lui depuis l’escalier.
- Vous allez entrer dans la pièce, le menacer avec votre revolver. Je serai près de vous, et s’il manifeste l’intention de prendre son arme, je tire sur lui. S’il est raisonnable, j’irai le désarmer et délivrer Claire. D’accord ?
Je hoche de nouveau la tête. Et tremblante, ayant sorti mon revolver, arme au poing, j’entre dans la pièce.
Rainer me regarde fixement, sans faire le moindre geste.
A ce moment, je vois Monsieur Bruaire se redresser – en fait, il est très grand – et tendre son bras en direction de Rainer. Il a le doigt sur la gâchette et il va tirer. Sauf que je reçois alors une violente poussée qui me jette contre un fauteuil où je tombe, tandis qu’un bras saisit Monsieur Bruaire par derrière, l’étranglant presque. C’est Stanislas Valentin. Alors, Rainer se précipite, et désarme Bruaire. Je pense qu’il est temps pour moi d’intervenir. Je le lis dans les yeux révulsés de Monsieur Bruaire. Je me lève, et pointe l’arme qu’à aucun moment je n’ai lâchée. (En vérité j’ai oublié qu’elle ne servait pas à grand chose). Je vise Stanislas, je tire. Il a prévu mon geste, il ne m’attend pas, il se déplace  et je le rate. Mais pas la grande lampe de porcelaine posée sur le guéridon. Elle explose sous l’impact. Rainer vient alors vers moi et m’arrache des mains le revolver pendant que Stanislas Valentin passe les menottes à Monsieur Bruaire. ( Je n’y comprends plus rien ).
La scène me semble hallucinante : Monsieur Bruaire, menotté et maintenu par le bras de Stanislas qui l’enserre comme dans un étau. Claire, figée sur sa chaise, bâillonnée, et mains entravées derrière le dos. Moi frappée de stupeur, bras ballants, et ne comprenant pas comment une arme factice a un tel effet sur la porcelaine. Rainer, l’œil féroce qui jette mon revolver sur le divan. Alors, j’articule cette phrase stupide :
- Je vais appeler la police.
(Si j’avais eu quelques prétentions quant à mon intelligence ou ma vivacité d’esprit, l’expression de Stanislas Valentin aurait suffi à me les ôter. Ce garçon outre le fait d’être un criminel, est grossier…)
 Rainer m’explique doucement, comme on le fait pour quelqu’un que l’on sait mentalement fragile :
- Valentine, nous sommes la police. Ou presque. Bruaire est un trafiquant dangereux, ignoble. Sa clientèle est jeune. Des enfants. Nous le suivons depuis deux ans sans pouvoir le coincer. Nous venons de le faire, en partie grâce à vous.
(Si c’est grâce à moi, je ne l’ai pas fait exprès.)
Pendant qu’il parle, Stanislas oblige Bruaire à s’asseoir sur une chaise, à côté de Claire, et appelle sur son portable - sans doute d’autres flics. Les policiers ne devaient pas être loin, car j’entends déjà la porte s’ouvrir. Stanislas va à leur rencontre. Tout se passe très vite. Stanislas les accompagne quand ils emmènent Claire et Bruaire. Je vois maintenant que Bruaire ne correspond plus au vieux monsieur que je connaissais. Il est beaucoup plus grand, il se tient droit. Son sonotone a glissé et le fil pend sur son épaule. Bruaire semble entendre sans problème et ses cheveux bizarrement orientés ont souffert de l’étreinte de Stanislas Valentin. Je constate intérieurement qu’ainsi, il porte vingt ans de moins.
Je reste seule avec Rainer. Je voudrais bien que l’on m’explique.
Il le fait :
- Stanislas appartient à la section de Lyon de surveillance du trafic de drogues. Moi à l’équivalent en Belgique et aux Pays Bas. Nous n’avons pas su tout de suite que nous travaillions sur la même affaire. Voilà un an, j’ai infiltré le réseau qui faisait venir d’Anvers du Fentanyl, et j’ai réussi  à être chargé à Marseille d’une partie de la distribution. Mais ce que je voulais, c’était coincer le type à la tête du réseau. Pour ça, j’ai chaque fois prélevé une partie de la drogue que j’aurais dû faire distribuer. Je voulais que le chef recherche celui ou celle qui, d’une certaine façon détournait son trafic, et lui piquait ses revenus. De son côté Stanislas cherchait la même chose. Il savait aussi, pour avoir surveillé de près les va-et- vient des jeunes dealers que le responsable du trafic logeait dans ton immeuble, et probablement à ton étage. Mais lui comme moi, ignorions de qui il s’agissait vraiment. Je vous ai fait livrer les colis que je m’adressais moi-même depuis Anvers pour vous éprouver, ou pour inquiéter la personne concernée au cas où cela n’aurait pas été vous. Elle aurait cru que c’est vous qui préleviez votre dîme sur le Fentanyl. Il y aurait eu une réaction, et j’aurais pu intervenir. Stanislas poursuivait le même but, et c’est comme ça que d’abord nous nous  sommes soupçonnés réciproquement.
- Vous étiez rivaux en quelque sorte ?
- Oui, et pas seulement pour ça d’ailleurs.
Ah, bon, et pour quoi d’autre ? Je me retiens de poser la question, pressentant que la réponse risquait de me compliquer un peu plus l’existence). Je me contente d’ironiser :
- Bravo, pour la synchronisation européenne des services de police ! En somme j’étais une sorte d’appât, un leurre, un pistolet chargé à blanc ?
Rainer n’est pas très fier. Je repense alors au pied de lampe cassé.
- Au fait, comment le coup que j’ai tiré a t il pu casser la lampe ?
Il hausse les épaules.
- Le revolver était chargé à balles réelles. Il aurait pu tuer Stanislas... si vous aviez su viser...
(Je ne relève pas.) Rétrospectivement, j’ai une bouffée d’angoisse.
- Mais Claire m’avait dit...
- Ce que Bruaire lui avait dit de vous faire croire. Il aurait bien aimé que vous tuiez l’un de nous d’eux. Il se serait chargé de l’autre, et vous auriez été responsable.
- Et Aziz ? Pourquoi Aziz est il mort ? Pourquoi Stanislas Valentin m’a t il poussée sur le Prado ?
- Et s'il vous avait plutôt retenue  ?
- Comment ça ?
Rainer pousse un soupir. (Il pense que décidément, j’ai la compréhension difficile)...
Aziz a vu non pas une mais deux personnes derrière vous ce jour là. Une qui vous poussait : Bruaire, et une qui vous a rattrapée au vol, vous préservant d’une mort certaine : Stanislas...
- Mais Aziz ne m’a parlé que de Stanislas.
- Il dealait pour Bruaire. Il n’allait pas le dénoncer... Mais il devait bien vous aimer. Il a du menacer Bruaire de parler s’il recommençait. Le résultat, on le devine. Bruaire l’a fait descendre.
Et là, bêtement, la tête m’a tourné. J’ai vu Rainer se pencher vers moi, puis je me suis évanouie.
Quand je suis revenue à moi, Rainer m’a presque portée jusqu’à sa voiture et ramenée dans mon appartement.

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