Chapitre 8


Je ne suis jamais allée au chenil. J’ai eu peur. J’ai toujours peur. Je suis anxieuse. J’arrive à l’agence  trop tôt, j’en reviens trop tard. Je fais des erreurs dans le traitement des dossiers et j’oublie mes rendez-vous.
Chez moi, je ne réponds plus au téléphone, ni n’ouvre ma messagerie, je ne me couche pas sans avoir plusieurs fois vérifié que ma porte est bien fermée à clé, verrous poussés.  J’ai renoncé au shopping avec Jeanne ou Anna et décliné les soirées cinéma restaurant proposées par Rainer. Quand il est parti pour un énième voyage, j’ai évité les adieux. Je crois que je lui en veux un peu de me laisser en ce moment, mais en même temps j’évite  sa présence. Il a pris l’avion pour Anvers la mort dans l’âme, a t il griffonné sur un bout de papier glissé sous ma porte. 
Le lendemain de son départ, j’ai reçu deux nouveaux colis, que j’ai abandonnés comme d’habitude à côté du porte-manteau.

Au quatrième soir, en contemplant la poubelle dont je ne parviens même plus à rabattre le couvercle, et la corbeille réservée aux papiers et plastiques qui ressemble désormais à un cornet de glace italienne, j’ai compris que je devais affronter le vaste espace du couloir extérieur pour gagner le local du tri, si je ne voulais pas être ensevelie sous les déchets comme la Vieille de Ionesco sous les chaises.
Je me prépare à affronter l’obstacle lorsque la sonnette me tétanise. Je me plaque contre le mur, décidée à ne pas ouvrir. Je n’attends personne. Quelques secondes plus tard il y a un nouveau coup de sonnette. On tambourine à la porte. Je me tiens coite. Silence. Je me décolle lentement du mur pour aller vers le judas. C’est à ce moment que j’entends une voix reconnaissable entre toutes crier :
- Allez, je sais que vous êtes chez vous, je vous ai vu passer devant le cabinet tout à l’heure.
Je frissonne. Stanislas Valentin, encore. Je vais sur la pointe des pieds me lover au creux du canapé. Je ne répondrai pas. Il insiste, appelle, sonne, frappe jusqu’à ce qu’un autre locataire apparaisse dans le couloir. Je l’entends à  travers la porte saluer d’un “bonjour Madame” une voisine à moins que ce ne soit la femme de ménage. Il renonce alors. Il ne tient pas à faire scandale. Je respire. J’irai vider mes poubelles quand le danger se sera éloigné … d’ici une heure ou deux.
Naïve je suis…


Avant de me coucher, je me décide enfin à effectuer l’opération évacuation des déchets. J’extirpe le sac de plastique de la poubelle chromée en pestant contre ce snobisme qui m’a induite à la choisir haute, élégante, et peu pratique. Le sac se coince dans l’anse du cylindre qu’il me faut bloquer d’une main pour extraire de l’autre une poche boursouflée et malodorante. A mi parcours, alors que je pense triompher de  la difficulté grâce à une combinaison mécanique habile de la main droite et de la main gauche, le sac crève, et une partie de son contenu se répand sur le sol, et sur mes nouvelles mules d’un délicieux jaune d’or. Considérant le marc de café qui macule le tissu soyeux, je me dis que je dois changer de cafetière et en préférer une à dosettes. Il ne reste plus qu’à transférer la poche percée dans un nouveau plastique, et nettoyer le carrelage. Ces manipulations, d’un immense intérêt me prennent trois quarts d’heure.
Quand j’ouvre ma porte pour me rendre dans le local à poubelles, Stanislas est là, adossé au chambranle de la porte d’en face.
- Il faut que je vous parle, dit-il.
- Inutile.
- Vous êtes en danger.
- Oui. Tant que vous êtes là.
Il soupire.
- Je vais vous montrer la preuve que vous attendez.
- Où ça ?
- Elle est déjà chez vous.
- Je ne comprends pas.
- Permettez-moi d’entrer et de vous expliquer. Ce sera rapide.
Ma grand’mère disait toujours que le seul moyen de se débarrasser de l’envie de faire pipi, c’était de faire pipi. Je sais que la seule façon de me délivrer de Stanislas Valentin,  c’est de lui consacrer quelques instants.
Je suis allée sans répondre jusqu’au local jeter mes poubelles. En revenant je lui ai fait signe d’entrer.
Je ne lui ai pas demandé de s’asseoir, et j’ai gardé la porte entre ouverte.
- Alors ? ai-je dit.
Le regard de Stanislas parcourt le salon.
- Vous cherchez quelque chose ?
- Les deux colis que vous avez reçus aujourd’hui.
- Pourquoi ?
- Ce qu’ils contiennent me concerne.
- Je ne comprends pas.
- Où sont-ils ?
- Dans le couloir, à côté du porte-manteau.
Stanislas traverse le salon et revient avec l’un des deux paquets.
- On va l’ouvrir.
- Mais non, je vous l’interdis.
- Vous refusez de me laisser vérifier son contenu ?
- Absolument.
- Bon, et bien je l’emporte.
- Vous n’avez pas le droit.
Stanislas me lance un mauvais regard, et me tourne le dos prêt à quitter l’appartement. 
Dans un accès de courage –ou de fureur – dont je mesure maintenant l’imprudence, j’attrape son bras pour reprendre le paquet.
- Si vous faites ça,  je porte plainte pour vol.
- Alors laissez-moi les ouvrir devant vous. Vous trouvez normal de jouer les réceptionnistes depuis des mois alors que Waldvogel revient régulièrement à Marseille, que ces colis ne sont même plus recommandés, et qu’ils pourraient sans problème attendre sur les boîtes aux lettres ou chez la gardienne ?
Il insiste :
- Vous n’avez pas envie de vérifier ce qu’ils contiennent ?
(Oh si j’en ai envie, mais je ne tiens pas à ce que toi, tu le saches).
- Et qu’est-ce que je dirai à Rainer ?
- Je vous les rapporterai demain si bien empaquetés qu’il ne remarquera pas qu’ils ont été ouverts.
- Trahir, mentir, voler, et même pousser les gens sous une voiture ne vous effraie pas…
Il tique :
-  Pousser les gens sous une voiture ? C’est quoi cette histoire ?
Ma voix tremble. Je crois qu’à cet instant, mes certitudes m’abandonnent.
- Certains pensent que vous n’êtes pas étranger à toutes ces agressions que j’ai subies ces derniers temps.
Ses yeux sont d’un noir qui auraient fait le bonheur de Soulages. Inversement, je me sens pâlir. Il me fait peur. Je m’en veux d’avoir lancer cette accusation à ce moment. J’aurais dû attendre de ne pas être seule avec lui. Il s’approche de moi. Il tient toujours le paquet sous son bras gauche. Il pose sa main droite sur mon épaule. Sa main remonte jusqu’à mon cou. Une idée s’impose à moi : je vais mourir. Je n’ai même pas la force d’appeler.
- Certains ? Waldvogel ?
Il questionne, et sa main est toujours contre mon cou. J’ai presque la sensation d’une caresse. J’imagine que d’un instant à l’autre cette main va se durcir et m’étrangler.
Il répète :
- C’est Waldvogel qui vous a raconté ça ?
J’hésite, mais je ne comprends pas pourquoi il pense à Rainer. Je balbutie :
- Non. C’est Aziz.
Je suppose qu’il ignore qui est Aziz. Mais il ne semble pas étonné. Il me regarde et je comprends à ce regard que mon retard mental lui semble devoir décourager tous les instruments de mesure de QI.
- Allez donc à la sortie des cours, au collège Pasteur. Ce que vous verrez vous donnera peut-être la patience d’attendre les deux colis demain soir… Quant à vous pousser sous une voiture, vous rêvez. Si je l’avais fait, vous seriez morte.
Il secoue son bras comme pour se débarrasser d’un insecte importun. Moi, en l’occurrence. Et il quitte mon appartement en prenant soin de fermer doucement la porte derrière lui.
Je reste immobile et stupide.
Une question m’obsède : qui dois je croire ? Aziz qui a accusé Stanislas ou Stanislas qui veut me faire croire que Rainer est compromis, et me compromet dans une sordide histoire de trafic de je ne sais quoi ? Je suis terrorisée à l’idée  que cela pourrait recouper les informations d’Anna.
Pourquoi Aziz m’aurait il menti ? Pourquoi accuser Stanislas ? Et qui est véritablement Stanislas ? Mais je devrais dire aussi qui est véritablement Rainer ? Est il seulement victime  des manœuvres de ce Valentin  appliqué à faire surgir en moi les plus terribles soupçons ? Et si le vol de son sac, lorsque j’étais avec Rainer, n’avait eu d’autre but que de se procurer des doubles de ses clés,  faire des copies de ses papiers, il serait facile de le discréditer.
Ceci me fait penser qu’à moi aussi on a volé mon sac, et mes photos d’identité, et un flacon de parfum. Tout cela me semble tellement absurde.
Je pense avec reconnaissance à Monsieur Bruaire. Le bon visage  du vieil homme, son honnête surdité, et son amour des animaux même lorsqu’ils ont le ridicule de feu Calimero ou l’agressivité du Siamois, me paraissent tout à coup rassurants. Je me demande quand il reviendra chez lui. Je me sentirais moins exposée s’il était là, et ceci sans raison, car je ne le crois pas spécialiste en arts martiaux.

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