Chapitre 4


Le mistral souffle toute la nuit. Le mistral gronde comme une vague qui monte, s’étale et reflue selon des rythmes incohérents. Sa caractéristique est de ne jamais céder. Quand on le croit arrivé à son terme, quand on attend le moment où le souffle s’exténuant va mourir, il reprend de plus belle. Autant dire que je ne dors pas. Pourtant d’habitude j’aime le mistral. C’est lui qui enveloppe Marseille de cette lumière intensément bleue qui devient mauve, puis rose au fur et à mesure que la journée s’écoule.
Mais cette nuit il donne l’impression de ne souffler que pour cacher les bruits inquiétants de l’immeuble. Après avoir sympathisé avec les Bororos, je me sens proche des oiseaux malmenés au sommet des arbres. Dans ce cas, je regrette de ne pas avoir suivi les conseils de ma mère –qui a la phobie des ascenseurs - et choisi un appartement au rez-de-chaussée. 
Je me réconforte en constatant que tous les bruits ne se dissimulent pas derrière les rugissements du vent. Le chien de mon voisin tourangeau aboie la nuit durant. Son maître doit ôter son sonotone pour dormir. Il n’entend rien.

Quand je quitte l’immeuble le matin, la gardienne est déjà dans le hall et passe un chiffon sur les plaques des boîtes aux lettres. Dès qu’elle me voit, elle m’interpelle :
- Alors, il vous a dérangée ?
J’en suis sûre. Il s’agit du chien. Déjà quelqu’un a dû se plaindre.
- Qui donc ?
Elle a un regard qui signifie : Ma pauvre fille, ou tu es une gourde, ou tu te fiches de moi.
- Le chien, pardi.
- Je l’ai entendu, un peu, mais cela ne me dérange pas. C’est même rassurant de sentir une présence.
Elle ricane :
- S’il aboie, c’est qu’il est tout seul…
- Je ne crois pas. Il était tard.
- Il était seul, je vous dis.
Je suis sur le point de répondre qu’il a aboyé jusqu’au matin, et que je n’imagine pas son brave vieillard de maître le délaissant pour des nuits érotiques ailleurs. 
Au lieu de cela, je souris et je cherche mon salut dans la fuite.
J’ai renoncé à mon caddy. Je suis superstitieuse. J’ai mis mes manuscrits, dont un emballé de frais, dans un couffin. C’est lourd, mais je le tiens solidement. Nul ne me les prendra. J’ai fourré aussi dans mon sac les avis de retrait des colis.
Sur l’avenue du Prado, je constate que le mistral s’est atténué, mais souffle encore.  Cela rend ma progression difficile. Il fait glacial, et je ne peux pas tenir mes bras serrés contre mon corps à cause de ce que je transporte.

Arrivée devant le passage clouté, je m’apprête à traverser. C’est alors que je me sens violemment poussée. J’essaie de me rattraper à un arbre pour éviter la chute. Mais cela ne suffit pas et je me retrouve à genoux sur le sol, agrippée à mon sac et mon couffin. Les voitures lancées à vive allure pour passer au feu orange me frôlent. On me tire en arrière, on s’attroupe autour de moi. D'abord, je suis trop surprise pour avoir peur. Mon genou droit me fait mal. On m’aide à me relever. Un jeune homme me propose d’entrer dans la pharmacie toute proche, pour m’asseoir, me remettre de mon émotion, et éventuellement me faire désinfecter le genou. Je tremble, et je dis qu’on m’a poussée. Personne n’a rien vu et personne ne semble me croire. On me propose quand même d’aller chercher un agent de police. Je comprends que je perdrais mon temps, et j’accepte seulement de me rendre à la pharmacie pour me désinfecter le genou et faire une provision de Tricostéril.

Quand j’en sors et reprends mon chemin vers mon bureau de Pôle Emploi, j’ai trois quarts d’heure de retard, et je me demande si je vais réussir à poster ces deux textes. Est-il normal de se faire agresser deux jours de suite ? Le souvenir de mes photos d’identité disparues me revient, et de nouveau je me sens en danger. Je serais prête  à parier que quelqu’un me suit.
Je continue jusqu’à l’agence en me retournant fréquemment. A l’entrée de la grille, je sens tout à coup quelque chose me griffer le mollet. Je pousse une exclamation de surprise. Un petit chien s’est dressé et mis ses deux pattes contre ma jambe. Il ressemble au coupable nocturne, au chien du voisin. Le jeune garçon qui le tient en laisse le tire en arrière sans douceur. J’ai déjà vu cet animal, mais jamais son maître. Le garçon me dit :
- Pardon Madame. C’est pas mon chien, et j’ai pas l’habitude.
Il a l’accent râpeux des cités, un mélange rythmé produit par l’insistance sur l’antépénultième et le raclement des “r“ arrachés du fond de la gorge. C’est un bel adolescent, à peine sorti de l’enfance. Je lui donne treize, quatorze ans. Il a des joues rondes, des cheveux noirs et frisés et le teint de ceux dont les ancêtres ne sont pas nés en Scandinavie. Je demande :
- C’est le chien de Monsieur Bruaire ?
Il hoche la tête en signe d’assentiment.
- Il n’est pas malade ?
- Oh non, il est en pleine forme ce chien.
- Non, Monsieur Bruaire. D’habitude, c’est lui qui le sort.
- Ça va. Mais ça l’embête quand il y a du vent… Maintenant je vais m’occuper du chien deux fois par jour. Ça arrange tout le monde. Ça me fait un peu d’argent. Et vous, vous le connaissez ?
Je ne sais pas s’il parle du chien ou du maître.
- Oui, je suis la voisine de Monsieur Bruaire.
Il se dandine d’un pied sur l’autre. Il semble agité, et son regard sombre va d’un point à l’autre  de l’espace sans s’arrêter sur un objet. Pourtant, il remarque mes pansements au genou.
- Vous vous êtes fait mal ?
Je sens de la compassion dans sa voix. Et comme je suis en ce moment prête à m’attendrir sur moi-même, cela me donne envie de pleurer.
J’essaie de le prendre à l’humour.
- La prochaine fois je regarderai où je mets les pieds.
Il hoche la tête :
- C’est pas votre faute. On vous a bousculée.
- Vous avez vu ?
- Oui, le chien était en train de pisser contre un arbre, et en attendant qu’il ait fini je regardais passer les bagnoles. Et je vous ai vue.
- Qui m’a bousculée ?
- Un bonhomme.
- Jeune ? Vieux ?
- J’peux pas dire. J’ai pas vu sa tête.
J’essaie de cacher le tremblement de mes mains.
- Si je vous demandais de témoigner, vous le feriez ?
Il recule d’un pas, et je comprends que je n’ai rien à attendre de lui.
- J’veux pas d’histoires.
- D’accord. Dites moi quand même votre nom. Si vous vous occupez du chien de Monsieur Bruaire, on se reverra.
Il hésite, puis dit finalement :
 - Aziz. J’m’appelle Aziz.
Son regard se remet à errer. Il me donne le tournis, et j’abrège.
- Bon, maintenant je vais travailler, bonne promenade.
Je lui souris et entre dans l’agence. A l’intérieur, je me retourne, et par la grande porte vitrée, je l’aperçois qui reste sur place à regarder autour de lui pendant que visiblement le chien s’impatiente.

Dans le hall, il y a foule. Tous les bancs d’accueil sont occupés, et il y a des hommes debout. Ludo me dévisage. Il n’a pas l’habitude de me voir arriver aussi tard. Je n’ai aucune envie de lui raconter ma mésaventure, et je fonce vers mon bureau après un rapide bonjour. Dans la grande glace du couloir, j’ai du mal à me reconnaître. Le chignon que j’avais tenté ce matin est en partie défait, et ce qui reste est complètement déporté sur le côté gauche. Le mistral a bien travaillé. A la pharmacie il faisait chaud, et j’avais ouvert mon manteau. Mal boutonné ensuite, il tombe sur mes jambes de manière asymétrique, et bien sûr  c’est le pan droit qui est le plus haut, découvrant complètement mon genou largement pansé. Avec mon couffin toujours suspendu à mon bras, j’ai tout de la ménagère dépressive qui revient du marché.
Je passe devant la porte vitrée de Jeanne sans regarder. Je redoute qu’elle ne m’appelle. Elle a dû s’interroger en ne me voyant pas ce matin. J’arrive enfin à mon bureau : le salut. Je vais me recoiffer, me faire un café, et ensuite je recevrai mon premier rendez-vous.
Je pousse un soupir de soulagement en entrant dans ce havre de paix.
Et là, catastrophe ! Que vois-je, ou plutôt qui vois-je, appuyé contre MA fenêtre, une main posée sur MON fauteuil, et lorgnant sur MA machine à café ? Stanislas Valentin ! Qu’est-ce qu’il fiche ici ? Je ne lui ai pas donné rendez-vous ! Je me souviens alors de son mail coincé entre celui du poète bosniaque et celui du “promeneur discret“…
Il comprend qu’il dérange.
- J’ai essayé de vous voir hier, et vous étiez partie. Votre collègue m’a reçu, mais elle n’est pas au courant. J’ai préféré revenir ce matin.
- Et on vous a laissé passer alors que je ne vous avais pas inscrit sur ma liste de rendez-vous ? Je vais tuer Ludo… Bravo pour le filtrage…
- Et bien, j’étais inscrit…
- Par qui ?
-Votre collègue. Cette jeune femme aimable et compréhensive… Je lui ai expliqué que je devais absolument vous voir.
Jeanne ! Elle va m’entendre ! Mais qu’est-ce qui lui a pris ? Et là je m’aperçois que Stanislas Valentin a le physique qui devait désarmer Jeanne. Il est grand –trop -, il a la minceur - et la carrure - de celui qui nage cinq cents mètres par tous les temps – cette seule pensée me fait frissonner -, il a des traits dont je dois reconnaître que la plupart des filles - mais pas moi – trouveraient qu’ils sont beaux, un regard – disons – singulier. Et surtout, il est CELIBATAIRE. Bref, Jeanne a craqué. Elle a sauté sur l’occasion de favoriser mes rencontres avec un garçon qui lui plaît à elle, pas à moi. Toujours sa fièvre marieuse.
Il me regarde d’un œil critique.
- Vous avez eu encore un problème ?
D’un mouvement de menton il désigne mon genou.
- J’ai fait une chute.
Mon ton indique que je n’entends pas poursuivre la conversation, et il n’insiste pas.
- Je vous ai apporté les pièces de mon dossier. J’ai tout rassemblé plus vite que prévu. Mais surtout je voulais vous dire que j’avais trouvé à m’employer. Je suis payé en chèques emplois. Ce n’est pas terrible, mais ça me fait patienter le temps que vous trouviez un boulot qui me corresponde.
- Parfait. Posez les documents sur mon bureau. Je vous tiendrai au courant.
Alors qu’est-ce qu’il attend pour partir ?
J’ouvre la porte de mon placard et tente d’y faire entrer mon couffin. Mais je n’arrive plus à fermer la porte. Je dois le reprendre et sortir les deux colis. Stanislas Valentin ne les quitte pas des yeux.
- C’est les paquets que vous n’avez pas réussi à expédier hier ?
De quoi se mêle-t il ?
- Oui.
- Vous comptez recommencer aujourd’hui ?
Là vraiment il exagère ! Je m’impatiente.
- Et pourquoi pas ?
- Vous ne voulez pas que je vous accompagne ?
- On ne va pas tenter de me voler tous les jours !...
Il un air qui ne me plaît pas : l’air de celui qui pense que mais si : on va encore essayer.
- Ça ne me dérangerait pas du tout.
- Je croyais que vous aviez trouvé un travail.
- Je commence demain. Aujourd’hui, je peux vous accompagner. A quel moment irez-vous à la poste ?
Il m’énerve. Je repense à ma chute, et à Aziz qui prétend qu’on m’a bousculée. La tentation d’accepter est forte. Mais je ne peux pas.
- Je m’occupe de votre dossier. Il vaut mieux que nous gardions des relations… distantes.
- Comme vous voulez.
J’ôte mon manteau. Il me regarde, mais ne bouge pas d’un pouce.
- Quand est-ce que je peux revenir ?
- Je vous ferai parvenir une convocation dès que j’aurai du nouveau.
Enfin il fait deux pas vers la porte. Une main sur la poignée, il se retourne :
- Je peux aussi poster vos colis pour vous ?
Je n’en peux plus.
- Non. Merci. J’ai le temps pendant la pause déjeuner.
J’allume mon ordinateur, histoire qu’il comprenne que je dois passer à autre chose. Enfin, il s’en va.

J’ai travaillé toute la matinée sans m’interrompre. Deux fois, Jeanne a passé la tête par la porte de mon bureau pour voir où j’en étais, et si elle pouvait entrer. A midi, elle est revenue à toute allure me demander si j’irai avec elle au petit restau italien à côté de l’agence.  J’ai menti. J’ai dit que je restais au bureau pour rattraper mon retard du matin. Elle était pressée et n’a pas interrogé davantage.
Maintenant,  les employés ont quitté l’agence. Je vais pouvoir sortir à mon tour et poster mes paquets. Avant de partir je vérifie que j’ai bien les avis de passage du facteur pour Waldvogel. Ils sont dans mon sac. J’espère que ce ne sont pas de gros paquets, en tous cas pas plus pesants que les manuscrits que j’emporte.
Mais à peine ai-je passé la grille que j’entends une voix enjouée :
- Alors, je ne suis pas de trop. Ça a l’air lourd ce que vous portez !
Et avant que je sois revenue de ma surprise, Stanislas Valentin, - encore lui – attrape mon couffin et s’apprête à marcher  à mon côté.
J'ai envie de l'envoyer paître, et je n'ai pas envie d'aller seule à la poste. Je cède lâchement à mes appréhensions, et il poursuit à mon côté. Je le regarde du coin de l'œil. Jeanne a du goût. Il serait séduisant s'il n'était aussi collant, et si je connaissais son histoire. Pourquoi s'entête-t il a me rendre service? Il s'imagine que son dossier aboutira plus vite? Autre hypothèse. Je lui plais...  Soyons lucide.
Si je lui plais, c'est parce que j'ai le charme d'une demande d'emploi accélérée.. Je soupire sans m'en rendre compte, et il s'arrête :
- Un problème ?
- Non, pas du tout : seulement le poids d'une assistance inutile...
Pourquoi suis-je si désagréable ? Je ne me reconnais pas.
Il ne bronche pas et se remet à marcher. Mais il ne reste pas longtemps silencieux.
- Et si vous me racontiez ce qui vous est arrivé ce matin ? Le genou?...
- Rien. Je suis tombée.
On arrive à la Poste sauvée... J'espère qu'il va partir maintenant. Pas du tout. Il entre avec moi dans le bureau. Je désigne la file au guichet, et le panneau sur l'appareil de pesée des colis : En panne. Je ne m'en étonne pas. La Poste pratique l’emballage homologué obligatoire à tarif changeant selon que l'on veut que le colis arrivent dans vingt-quatre heures, vingt-quatre jours, ou vingt-quatre mois...  C’est aussi simple que les tarifs SNCF, et en panne... Je dois attendre mon tour au guichet le moins chargé : celui où ne me précédent que onze personnes.
Enfin, c'est mon tour. Stanislas Valentin a attendu à quelques mètres, en observant ma progression. Je poste mes colis – enfin - et je récupère ceux de Monsieur Walvogel. Les deux sont absolument identiques. Même poids, même adresse de destinataire ( moi) et d'expéditeur… Confiserie Maers.
Avant que j'aie eu le temps de protester, Stanislas Valentin attrape les paquets. Il dit seulement :
- Ce sont des chocolats ?
Il a repéré l'expéditeur. J'avais déjà noté que la discrétion n'était pas son fort. Je ne réponds pas. Il insiste.
- Je n'ai jamais vu de boîte de chocolats aussi hautes. Elles sont lourdes. Vous êtes promise à l'indigestion… À moins que vous ne les partagiez ?
Je jette un coup d'œil a ma montre et j'accélère le pas.
-  Il est temps de retourner travailler
- Vous ne déjeunez pas ? Je ne peux pas vous inviter ?
Je lui lance un regard noir.
- J'ai des horaires, et du travail...
Nous faisons le reste du trajet en silence.

À 17h30, quand j'entre dans le hall de mon immeuble, portant toujours mon couffin gros des colis du Flamand rose, la gardienne est là en conversation avec Aziz. Il a toujours en laisse le chien de Monsieur Bruaire. J'ai l'impression de l'éternel retour du même. C'est le matin et j'arrive au bureau... Mais non, le garçon m'interpelle.
- Vous avez les mêmes horaires que  Calimero, on dirait ?
Je comprends que ce doit être le nom du chien.
La gardienne tourne les talons. J'ai du la contrarier, mais j'ignore en quoi.
Aziz me regarde bizarrement, et me dit à voix plus basse :
- Je vous ai vue avec un type à midi.
Je m’étonne. Il précise :
- Oui, le type qui vous avait bousculée le matin... C'est lui qui vous a fait tomber.
Je reste coite.
Avant que j'aie le temps de me ressaisir, la gardienne sort de sa loge comme un polichinelle de sa boîte, et se précipite sur Aziz en désignant du doigt le chien qui tournicotait autour de la grande plante verte de l'entrée.
- Alors tu attends quoi ? Qu'il pisse dessus ? La crasse, ça ne te dérange pas ? Tu es habitué hein? De toute façon, c'est pas toi qui nettoies... Tu sais pas ce que c'est  la propreté....
Sa colère gronde et enfle, se nourrissant d'elle-même. Le garçon lui jette un regard mauvais, mais se tait. Son silence est plus oppressant que la colère de la gardienne. Je voudrais qu'il m'en dise plus. Je voudrais savoir comment il peut être sûr d'avoir reconnu l'homme qui m'a poussée le matin. Mais il tire sur la laisse  de Calimero, et avec un haussement d'épaules, se détourne et s'en va.
Alors devant la gardienne ébahie, je pose mon couffin et je cours derrière lui. Je le rattrape vite grâce à Calimero qui a choisi d’arroser l’arbre le plus proche.
Je ne prends pas la peine de renouer la conversation. Je pose tout de suite la question qui me tourmente.
- Mais cet homme, je croyais que vous n'aviez pas vu son visage...
- Des grands types comme ça, y'en n'a pas des masses. Et puis le blouson...
- Quoi le blouson ?
- Z'avez pas fait attention ?
- Quoi ?
- C'est un Burberry cuir. Ça coûte des tunes...
- Vous l'avez vu de près alors ?
- Non.
 Il a regard de pitié devant une telle ignorance des marques...
- Les carreaux sur le col...
Et comme je semble ne pas comprendre, il précise :
- A l'intérieur du col... C'est signé...
- Vous avez vu son col et pas sa figure ?
Il semble gêné. Il hésite.
- C'est le blouson qui m'intéressait. Et puis il avait un casque de moto et de grosses lunettes noires
- Et vous êtes certain qu'il m'a poussée ? Il a fait exprès ?
Le garçon hausse les épaules.
- Il était pas loin de moi, mais il avait pas de chien à faire pisser. Il lisait un journal. Il a bougé seulement quand vous êtes arrivée. Jl' ai vu qui passait derrière vous et il vous a donné une bourrade, pas très fort, mais ça a suffi pour que vous vous ramassiez.
Il me jette un dernier regard, et tourne les talons. Il ne me reste plus qu’à regagner mon appartement.

Chez moi, je suis comme dirait ma sœur "sonnée". Je ne comprends plus rien. Une chose cependant m'apparaît : Stanislas Valentin avait la possibilité de voler mes photos d'identité. Il est peut-être même celui qui a dérobé mon caddy et mon sac. Cela expliquerait que je sois tombée sur lui en courant derrière mon voleur. Sur le plan des faits, la version d'Aziz est crédible. Ce qui m'échappe, c'est la raison pour laquelle cet homme s'en prend à moi. Je sors les colis du couffin et les pose par terre dans l'entrée, à côté du porte manteau. Quand je me redresse, je constate que comme d'habitude, j'ai poussé la porte, et donné un tour de clé, mais je n'ai mis ni le verrou, ni la chaîne. Je le fais, et c'est bien la première fois que je m'enferme ainsi. J'en conclus que oui, j'ai peur. J'ai besoin de parler à quelqu'un, de raconter tout ça pour m'entendre répondre que je suis complètement parano, que tout s'explique simplement et que Stanislas Valentin ne me veut aucun mal, et même que sans doute il me veut du bien. Et là comme une idiote, j'éclate en sanglots.

En sanglotant je mets de l’eau à bouillir pour faire du thé. Je sanglote encore lorsque je plonge mon thé Anji dans l’eau. Je sanglote toujours lorsque je passe devant le miroir du salon, et...  je ne sanglote plus. Miracle du double. Rien de tel que de contempler ses émotions pour en guérir.
Néanmoins, la soirée s'annonce sinistre. En attendant de décider à qui je pourrais confier mon désarroi, j'allume l’ordinateur. Ma boîte mail est pleine d’alertes de Fidelic. Une douzaine de prétendants tentent de communiquer avec la fille irrésistible que je ne suis qu’à travers les projets matrimoniaux de mes amies. Je n’ai pas le courage de lire  tous ces messages où chacun s’astreint à parler de soi  comme s’il devait produire l’algorithme de lui-même.  Je préfère une occupation plus traditionnelle. J'écrirai mon journal plus tôt que de coutume.
Seule satisfaction, le mistral s'atténue. Il ne souffle que par bouffées légères. Les bruits de la ville reprennent le dessus, et ne s'effacent que lorsque le vent sporadiquement se réanime.
 Je tape sur mon clavier et essaie de faire le point sur cette journée. Par la porte du salon j'aperçois dans l'entrée les deux colis de Monsieur Waldvogel, image dérisoire d'une normalité qui me semble à jamais disparue de ma vie. Pourquoi Stanislas Valentin me poursuit il ? Qui est il vraiment ? Il est temps de vérifier autant que possible ses récits. Tout à l'heure je le "googleriserai". Il y aura peut être des indices révélateurs de sa véritable existence... La rédaction de mon journal me calme. Ecrire apprivoise les événements, les remet dans l’ordre de la raison. J'acquiers progressivement la conviction que tout s'expliquera.
Je vais téléphoner à ma sœur, prendre des nouvelles de ses partiels, être moi-même...
Au moment où j'avance la main vers mon téléphone, il sonne. Je n'aurais jamais pensé être aussi contente d'entendre la voix grave et l'accent légèrement ridicule de Monsieur Waldvogel...
Il veut des nouvelles de ses colis. Il est gentil, et les larmes me reviennent aux yeux. Je raffermis le ton. J'ai récupéré ses paquets. Non, cela ne m'a pas causé de problèmes (seulement, une belle frayeur, un genou écorché, trois quarts d'heure d'attente à la Poste, et la trahison de Stanislas Valentin). Enfin une bonne nouvelle, il revient le week-end avant de repartir en voyage. Il me débarrassera de ses colis.
Quand je raccroche, je vais mieux. Je n'appellerai personne. Je dînerai en regardant les infos, et compte tenu de la nullité des films proposés pour la soirée - toutes chaînes confondues (c'est bien la peine de se ruiner en abonnement au câble) - je lirai, à moins que je n'entreprenne le nouveau roman dont tous ces événements m'ont donné l'idée.
Je mets en pratique mon programme. À minuit, j'ai conçu mon intrigue, fait un plan provisoire, et entamé le premier chapitre. J’ai aussi cherché le nom de Stanislas Valentin sur Google. J’ai trouvé un charcutier renommé pour la confection de boudins à toutes sortes de parfums et condiments, un photographe amateur de fonds marins et de méduses, et un député européen. Rien qui puisse concerner l’objet de mes recherches. Je n’ai plus qu’à me coucher et à essayer de dormir. Mais essayer de dormir, c’est ne pas dormir. Je me tourne et retourne dans mon lit selon la technique du saut de carpe.
Quand enfin, je me calme, un bruit dans le couloir m'alerte. Quelqu'un gémit. D'abord j'attribue ce bruit à des acouphènes qui soudain envahiraient mon oreille. Mais cela persiste. Je me lève et vais coller mon oreille contre la porte d'entrée. Les gémissements ont augmenté d'intensité. Peut-être le dénommé Calimero fait-il des cauchemars ? Mais ces plaintes sont plus humaines que canines. J'entrouvre ma porte. Je passe la tête pour permettre l’allumage automatique du couloir. Il est désert, et silencieux. Mais au bout d’une seconde ou deux, de nouveau une plainte se fait entendre. Cela vient du fond. L'appartement de Monsieur Bruaire. Il a peut-être eu un malaise. Chose étonnante, le chien n’aboie pas. J’hésite. Enfin obéissant à mon stupide sens du devoir, j’attrape mon manteau et l’enfile par dessus mon pyjama. Je prends les clés dans la serrure (je me méfie depuis qu’un jour, un courant d’air mal venu m’a laissée à l’extérieur de l’appartement, sans clé, et encombrée du sac que je m’apprêtais à mettre dans la cabine des poubelles sélectives), et je me glisse dans le couloir en ayant soin de laisser ma porte entr’ouverte.
 Je progresse lentement. La moquette étouffe le bruit de mes pas. De temps en temps je me retourne pour m’assurer qu’il n’y a rien de suspect derrière moi, et que ma porte est toujours entr’ouverte. En même temps je serre mes clés dans la poche de mon manteau. Le couloir m’apparaît d’une longueur infinie. Les gémissements se font toujours entendre. J’arrive enfin devant l’appartement de Monsieur Bruaire. Que faire ? Dois-je sonner et peut-être le réveiller ? Mais il est sourd. Et s’il m’entend, et que tout va bien, j’aurai l’air ridicule. J’hésite. Les plaintes augmentent d’intensité. Ce n’est pas Calimero, j’en suis sûre.
Alors j’appuie sur la sonnette. Pas de réponse. Je recommence plus longuement.
J’entends de l’autre côté de la porte des pas traînants, et Caliméro qui se défoule en aboiements sonores. Enfin Monsieur Bruaire ouvre. Il est en robe de chambre et a son sonotone vissé dans l’oreille.
Je bredouille que j’ai entendu des plaintes, et que j’ai craint qu’il ne soit malade. Le chien mordille le bas de mon pyjama. Serait-ce que mon parfum  - dont il doit être légèrement imprégné – déclenche la libido du canidé ?  J’essaie un discret coup de pied pour  me débarrasser de l’importun.
Monsieur Bruaire semble très ému de mes attentions. Il me remercie, s’excuse pour le bruit, m’explique qu’il regarde un film dans sa chambre, et que j’ai dû confondre les gémissements de Marlon Brando avec les siens.
Je m’excuse, il s’excuse, nous nous excusons. Caliméro lorgne avec concupiscence  les pompons de mes nouvelles mules, il y a urgence. Je bats en retraite. Monsieur Bruaire ferme sa porte et je m’apprête  à regagner mon appartement. C’est alors que la lumière s’éteint. Elle n’aurait pas dû. C’est un éclairage électronique. Une puce décèle les présences et normalement la maintient allumée. Or, il fait nuit noire. Ma main retombe. Mon cœur bat la chamade. J’ouvre grand les yeux comme s’ils pouvaient encore me permettre de voir. En même temps, les gémissements se sont arrêtés. Je n’entends plus rien, et je ne vois rien. Je fais demi-tour, bras tendus pour éviter les éventuels obstacles.
A cet instant, le bruit de l’ascenseur se déclenche. Quelqu’un monte ou descend.
Je ne sais pas à quel niveau du couloir je me trouve. J’ai sottement éteint mon entrée avant de sortir et aucun rai de lumière ne signale mon appartement. D’ailleurs, peut-être n’y a t il plus du tout de lumière chez moi. Peut-être la panne concerne-t-elle l’ensemble de l’immeuble. Non. J’entends encore l’ascenseur. Je progresse lentement en faisant glisser ma main sur le mur de droite dans l’espoir de trouver bientôt l’entrebaillement de ma porte. Je sens des déplacements d’air, un courant froid qui me fait frissonner comme si quelqu’un passait tout près de moi. Quelque chose grince à la manière d’une porte qui se ferme. J’ai tellement peur que j’ai envie de me mettre à courir. Ce qui serait le meilleur moyen, au pire, d’être pulvérisée par le moindre obstacle – et un instant je m’imagine cognant l’arête d’une porte ou m’aplatissant après avoir trébuché sur une clé à mollette -, au mieux, de rater mon entrée. Je me raisonne autant que je le peux. L’ascenseur s’est arrêté à un étage inférieur. Cela me rassure sans que je me l’explique. Tout à coup je me heurte à un mur. Je le tâte. Il est en métal. C’est une porte, et ma main rencontre un panneau plaqué à la  surface. Une seule peut correspondre à ceci, celle de la petite pièce des poubelles sélectives. Mais s’il s’agit bien de cette pièce, c’est que je suis arrivée au bout du couloir sans avoir trouvé mon appartement… Je dois revenir sur mes pas.
Je fais demi-tour et cette fois tâte le mur de gauche. En même temps, je compte le nombre de portes. La mienne doit être la troisième, et elle est entr’ouverte. Je suis devant mon entrée, car je suis sûre de mon compte. Je passe la main sur la porte close. Sous l’effet de la légère pression, elle cède. Je suis dans mon entrée. A tout hasard j’appuie sur l’interrupteur, et la lumière jaillit. Je pousse un soupir de soulagement et referme derrière moi. Tout me semble étonnamment normal, sauf que les colis de Monsieur Waldvogel se sont effondrés.
Je suis chez moi, les plaintes ont cessé, mais j’éprouve un malaise. Il me semble que l’atmosphère a changé. Dans le salon, un coin du tapis est retroussé, comme si quelqu’un avait buté dessus. Je ne crois pas avoir laissé la porte de ma chambre béant ainsi. Je l’avais tirée derrière moi sans la fermer. Je pénètre dans la pièce  avec appréhension. Mon sac est ouvert et tombé sur le sol. Je l’avais pourtant laissé sur une chaise. Je fouille à l’intérieur. Tout y est. Et même, je n’en crois pas mes yeux : les deux photos d’identité qui avaient disparu après le vol de mon caddy sont là dans une des poches du sac… On ne m’a rien pris, et même on m’a restitué ce qui m’avait été volé ! Mon regard fait le tour de la chambre. Non. C’est faux.  Il y a une place vide sur ma commode. Que manque-t il ? Le miroir à main en argent hérité de ma tante, la boîte en porcelaine où je mets tous les petits bijoux que l’on m’a offerts et que je ne porte jamais, le Grognard de plomb que j’ai acheté il y a longtemps dans une salle des ventes, le soliflore et sa rose, et mes plus beaux flacons de parfum sont toujours là. Et non pourtant. Il manque un flacon, celui que ma mère m’a rapporté de sa visite chez Guerlain à Paris. La bouteille est en verre, et assez banale, mais le parfum est unique. Mon angoisse grandit. Je m’efforce de penser que j’ai dû déplacer ce flacon, et oublié où je l’avais laissé. Je vais à ma coiffeuse. Il ne s’y trouve pas. Il n’est pas non plus dans la salle de bain. Alors j’entreprends la visite systématique de mon appartement qui heureusement ne fait que cinquante mètres carrés. J’ouvre tous les placards - ceux de la cuisine inclus. Je regarde même dans le frigidaire au cas où une aura épileptique m’y aurait fait déposer mon parfum entre le saucisson et la bière… Il n’y a rien, et j’acquiers la certitude que quelqu’un est entré dans mon appartement pendant que j’errais dans la nuit du couloir.
Je fais alors les seules choses possible : vérifier que ma porte est fermée de tous ses verrous, que la porte fenêtre est bloquée (après tout qu’est-ce qu’un dix-septième étage pour un assassin ?), et regagner mon lit avec un roman, car il me sera impossible de dormir.
Pourtant au petit matin, je m’endors et quand trois heures plus tard l’alarme de mon portable me tire d’un sommeil comateux, je sais à mon mal de tête que la journée sera dure, et qu’elle sera longue aussi, puisque ce soir je suis de fête pour mon repas d’anniversaire au restaurant.

Et ce jour fut aussi pénible que je l’avais imaginé. La migraine a accompagné ma journée et tous mes efforts pour me persuader que je sombrais dans une paranoïa contre laquelle il me fallait lutter par l’analyse raisonnée des faits.
N’empêche. J’ai craint à chaque instant de voir réapparaître Stanislas Valentin, et j’ai jeté un coup d’œil dans la salle d’attente avant chaque nouveau rendez-vous. Ludo a passé son temps à me regarder d’un drôle d’air, et  j’ai bien compris qu’il me pensait border line.

Maintenant je suis dans ma salle de bain, et j’essaie - à grands renforts d’anti cernes - de cacher les indices de l’insomnie. Je me trouve le visage crispé. J’ai vieilli de dix ans en une nuit, c’est sûr. Je vérifie que, tels ceux de Marie-Antoinette mes cheveux n’ont pas blanchi. Non. Merci Olivia, mes mèches sont du blond doré immarcescible  que sa main experte leur a donné quelques jours auparavant.
J’ai enduit mon visage d’un fond de teint foncé, et maquillé (plus que nécessaire ?) mes yeux et mes lèvres. Quand j’ai fini, je constate que la robe que je veux porter ce soir a un col roulé serré, et que l’enfiler par-dessus mon maquillage ne va pas être simple. Je vais ressembler au pare-brise, par temps de pluie, d’une voiture dont les essuie-glaces seraient trop vieux, et je vais salir mon col. Je prends un foulard dont je couvre mon visage et j’enfile la robe par dessus. Dieu qu’elle est serrée ! Le foulard est trop grand, et je mets un temps infini à dégager ma tête. Je suffoque à moitié, et tire désespérément sur la robe. Pourquoi ai-je une si grosse tête ? A moins que la robe, encore jamais portée ne souffre d’un défaut de confection… Ma famille toucherait-elle des dommages et intérêts si à cause cela je mourrais étouffée ?
Je ne connaîtrais jamais la réponse à cette question, car à cet instant on sonne à ma porte. Je me tortille inutilement pour dégager ma tête. Deuxième tintement de sonnette. On s’impatiente. Un coup sec triomphe des obstacles, et le col cède enfin. J’ai entendu un craquement de mauvais augure, mais au moins je respire à peu près. Je vais vers l’entrée tout en tirant sur le foulard qui couvre encore mon visage. Il est fin et je vois suffisamment à travers pour arriver jusqu’à la porte. J’ai raison de lui au moment même où j’ouvre. L’expression de mon visiteur m’en apprend sur mon apparence plus que n’importe quel discours.


C’est un jeune livreur tenant un grand bouquet de roses jaunes. Il a envie de rire. Je prends les fleurs, et cherche du regard la carte. Qui me souhaite aussi généreusement mon anniversaire ? Pas de carte. Aurais-je un admirateur anonyme ? J’interroge le garçon. Il assure qu’il y en a une. Je fais tourner le bouquet et lui prouve que non. Il persiste, et je m’impatiente. Enfin il se souvient. Quelqu’un l’a bousculé dans l’entrée. Peut-être la carte est-elle tombée à ce moment ? Il propose de retourner voir s’il ne l’aurait pas égarée.  J’accepte. Un peu parce que je voudrais savoir qui remercier, beaucoup parce que ce garçon a dans le regard une lueur moqueuse qui me déplaît. Il s’en va, et je mets à profit ce répit pour voir dans la glace quelles traces le col trop serré a laissées sur mon visage. J’avais abusé du mascara, et il s’est répandu en traînées noires qui me font clown triste. Le rouge à lèvres n’a pas mieux résisté, et m’octroie une place dans la famille Dracula. Evidemment le livreur moqueur a des circonstances atténuantes…
Je n’ai pas le temps d’effacer les débordements de mon maquillage. Le garçon est déjà de retour, et me tend par la porte d’entrée entrebâillée une enveloppe gris pâle. Elle porte mon  nom et mon adresse.
- Elle était tombée ? Vous l’avez retrouvée tout de suite ?
- Une chance, le type qui m’a bousculé a vu que je l’avais perdue, et il l’a ramassée.
Je m’inquiète. Tout ceci est-il normal ? Ma question surprend le livreur :
- Un type ? Comment était-il ?
Le garçon a un geste évasif :
- Il avait une blouse blanche. Il venait du rez-de-chaussée, de chez le vétérinaire.
Sa réponse me rassure. C’était peut-être le vétérinaire en personne. Je deviens d’une méfiance pathologique. Il faut me ressaisir. Du coup je remercie, et le garçon s’en va.
J’ouvre alors l’enveloppe, et je lis : «  Trente roses pour tes trente ans. Je t'aime, Valentine, et ce sentiment, ce solide et définitif amour, c'est avec mon sang que je l’ai forgé. Avec mes larmes et mes insomnies, et mes heures d'angoisse, d’attente déçue, de désespoir.
Et cela sans que tu m'accordes le moindre sourire, le moindre regard. Mais quelle importance ?  Un amour construit sur la joie a-t il plus de force qu'un amour qui s'enrichit chaque jour de nouveaux tourments ? Mon amour veille sur toi, Valentine. Il te protège. Il sera toujours là pour t’avertir si quelqu’un veut te faire du mal. » C’est signé :  “Gustave Doré, un fidèle admirateur Fidélic“.
 Inutile de dire que le message me fait trembler. Serais-je victime d’un obsédé, d’un dangereux malade ? Qui est ce prétendant Fidelic qui tout à coup s’emballe ? Mais je suis abonnée au site depuis peu. Où sont les heures d’angoisse et les nuits d’insomnie ? Mes soupçons se portent évidemment sur Stanislas Valentin. Et si c’était lui le « type » qui a bousculé le livreur et lui a ensuite donné une enveloppe auparavant absente du bouquet? Non. Impossible : le livreur a bien dit qu’il y avait eu une enveloppe attachée aux fleurs, et qu’elle était tombée. En plus, je ne l’imagine guère en blouse blanche. De plus, comment connaîtrait-il ma date de naissance ? Et là je revois mon sac ouvert entre ses mains. Bon, ça c’est possible. Mais une chose me rassure. Ce bouquet doit coûter une fortune. Stanislas Valentin n’en a pas les moyens.
Mais alors qui est-ce ?
En attendant, je dois considérer si ma robe est encore portable, et recommencer mon maquillage.

A vingt heures, je sors de chez moi. En route pour le restaurant. Qu’est-ce qui m’attend là-bas ? Mes amies ont-elles prévu un dîner « entre  filles », ou devrai-je subir la conversation lourdingue de leur copain, et des copains mariables de leur copain ? Pourquoi les jours de fête me sont-ils de telles corvées ? Noël et son réveillon, le jour de l’an et ses vœux inutiles, Pâques et son déjeuner familial, mon anniversaire et …bon, j’ai des cadeaux, je ne me plains pas.
Je marche vite, et tente d’être honnête avec moi-même. Malheureux sont ceux qu’épargnent ces contraintes. Je suis entourée, aimée. Je ne dois pas geindre sur mon sort.
Mais enfin, j’ai d’autres problèmes.
Je sens que l’on me suit. Il fait sombre malgré les réverbères du Prado. J’aurais dû prendre ma voiture, mais je n’aurais jamais pu me garer à côté du restaurant… On est à Marseille… J’aurais pu prendre un taxi… Mais lequel aurait accepté une course si brève ?… Marseille encore… Le métro ? Pour deux stations, il m’aurait fallu attendre un quart d’heure sinon plus… Marseille toujours. J’aime et déteste cette ville. Je dois vivre avec mes contradictions.
L’avenue est déjà déserte. J’en arrive à regretter qu’aucun match de foot ne se dispute ce soir. Au moins il y aurait du monde.
J’accélère l’allure. Derrière moi les pas se rapprochent. Est-ce mon amant désespéré qui tout à coup me traque ?
J’aperçois la devanture éclairée du restaurant. Je cours presque. Et soudain je me révolte… au sens figuré et au sens propre. J’interromps ma course, et fais demi-tour. Pourquoi fuir ? Autant affronter ce danger absurde. Que me veut-on ? Pourquoi, et qui ? J’attends.
Ai-je surpris mon suiveur ? Son pas a ralenti. Sa silhouette se précise. C’est un homme de taille moyenne. Arrivé à ma hauteur, il me dépasse sans me regarder. Je ne le connais pas. Il disparaît dans la première rue perpendiculaire au Prado. Je me traite de couarde idiote, mais je soupire de soulagement, et reprends ma progression jusqu’au restaurant.
Je pénètre dans une salle pleine, bruyante de conversations et de rires. Un serveur vient à moi, et quand j’ai dit mon nom, il a un sourire entendu. Il m’explique que mes amies se trouvent déjà dans la petite salle du fond. Je me fraie un chemin derrière lui, au milieu des tables. Au moment où je passe le seuil de la petite salle, je ne sais pourquoi, je me retourne. L’homme qui peut-être m’avait poursuivie vient de pousser la porte du restaurant.

Mes amies ont choisi la version « dîner entre filles ». Hélas, elles m’annoncent une surprise au dessert. Je redoute le pire : une brochette de beaux ( ?) garçons qui seront présentés comme susceptibles de me plaire, ou pire UN beau garçon ( ?) reconnu par elles comme mon âme sœur… J’espère qu’elles auront préféré à ces deux possibilités la troisième, la seule qui me convienne : une paire de boucles d’oreilles…
Pendant tout le repas je tente de donner le change. Mais je ne pense qu’au type dans la grande salle. M’a-t-il suivie, ou bien allait-il simplement comme moi au restaurant ? A mi repas, je commence à me demander comment je vais rentrer. Je pose la question à Jeanne qui a l’air vexé.
- Tu t’embêtes ?
Je proteste. Elle croit me rassurer.
- Nous sommes toutes en voiture. Tu n’auras qu’à choisir le modèle.
Olivia glousse :
- A mon avis, tu n’auras aucun problème d’accompagnement…
Mais les regards noirs de Jeanne la font taire. Je comprends qu’il est inutile d’insister, et que j’ai probablement deviné. Le dessert sera masculin.

Et il l’est. Au moment où le serveur apporte un gâteau d’anniversaire dont les bougies affichant des chiffres ont été remplacées par des roses en pâte d’amande mêlées à de réels pétales (mais quoi, trente ans, ce n’est pas si vieux !), les copains de mes amies entrent dans la pièce, chacun portant des fleurs. Le musculeux Kevin, embarrassé d’un bouquet, ressemble à un Popeye qui aurait remplacé par des lys roses ses épinards. Je suis à deux doigts d’en sourire, mais l’intention est bonne, et je m’en souviens à temps.
Après que les garçons se sont installés autour de la table, Jeanne pousse un petit cri :
- Catastrophe ! Nous sommes treize.
Effectivement. Elles sont six. Chacun a rejoint sa chacune, et je suis la seule impaire. Jeanne me tend son portable :
- Appelle quelqu’un, n’importe qui. Il nous faut un quatorzième.
Je suis superstitieuse, mais Jeanne est réellement superstitieuse. La différence entre nous vient de ce que je trouve immédiatement à un signe négatif un contre signe. Le chat noir est conjuré par l’oiseau qui traverse le ciel de gauche à droite, je jette par-dessus mon épaule gauche trois pincées du sel que je viens de renverser, l’échelle sous laquelle je suis étourdiment passée est maculée de taches en formes d’étoiles etc. etc. Mais Jeanne ne conjure pas un sort. Elle le refuse. Je dois en urgence convoquer quelqu’un sous peine de la voir dès demain chercher l’adresse d’un Marabout. A qui puis-je imposer la fin d’un dîner auquel il n’a pas été convié ? Ma sœur bien sûr.
Je sors mon propre téléphone, et l’appelle. Elle est sur répondeur. Je ne laisse aucun message.
Devant mon échec, Jeanne fait elle-même un numéro sur son portable : 
- Tu sais bien qu’Anna est toujours absente le week-end…
Elle obtient son correspondant, et explique le problème sans mentir. Il faut un quatorzième convive. Elle a l’air si sûre d’elle que j’acquiers la certitude d’un coup monté… La personne accepte. Je demande :
- Tu déranges qui ?
Jeanne est capable de toutes les audaces, quand il s’agit de rompre mon célibat.
- Tu verras. On l’attend pour entamer le gâteau.
Dix minutes plus tard, en voyant qui entre dans la salle, je reste sans voix…

Le serveur nous amène un grand garçon aux yeux verts. Il est mal rasé, et a la figure fatiguée de quelqu’un tout juste arrivé d’un voyage pénible. Rainer Waldvogel s’incline devant moi :
- Je suis content d’être rentré à temps.
On l’installe près de moi, et Jeanne sort de son sac mon cadeau d’anniversaire. Mes amies se sont cotisées pour acheter de jolis pendentifs d’oreilles en grenats. Je les essaie, et constate qu’elles ont pris soin de faire remplacer les broches par des clips. Elles n’ont pas oublié que je refusais les oreilles percées. C’est à ce genre d’attention que l’on reconnaît des amies, pensai-je. J’en oublie que je leur en veux beaucoup d’avoir convoqué Monsieur Waldvogel.
J’absorbe le gâteau en guettant un moment propice pour interroger mon voisin. Je profite enfin de quelques accalmies dans les conversations et lui demande comment il a su, comment il a pu… C’est Olivia qui aurait contacté Jeanne qui serait allée à la pêche aux renseignements auprès de … la gardienne(je meurs).  Celle-ci, toujours à l’affût d’histoires sentimentales aurait livré le nom de Waldvogel comme étant ce gentil voisin toujours en voyage. Celui-ci, joint par Jeanne aurait tout de suite accepté de n’arriver qu’à la fin  du repas. Ceci, d’autant que son avion atterrissait au moment où commençait le dîner. Bref, entre pragmatisme et  romantisme,  Jeanne est déroutante.
Maintenant à mon côté, il boit coupe sur coupe.

A minuit, le serveur se manifeste discrètement. Le personnel fatigue.  Jeanne propose de continuer en boîte. A l’idée du nombre de décibels qui vont accabler mes cellules cillées, je frémis. C’est pire que l’aspirateur…
- Non, merci. Je préfère rentrer. Demain pas de grasse mat. (inventons vite quelque chose) Je vais chez ma mère…  (regards consternés de mes amies, ça ne prend pas.) C’est mon anniversaire. (ça prend).
- Nous rentrons ensemble ? dit Rainer.
- Oui, c’est le plus simple.
- Nous, nous finissons en boîte.
Jeanne est très en forme… Kevin suit, mais je devine qu’il pense déjà à sa journée du lundi. Le week-end est fait pour récupérer, pas pour gaspiller ses forces.

Quand nous sortons du restaurant, je constate que l’homme qui m’a suivie n’est plus là. Nous quittons mes amies après dix bonnes minutes d’adieux et de  remerciements. Je pars avec Rainer Walvogel. Sa voiture est garée dans une petite rue transversale. Nous y allons.
Dès que nous laissons le Prado, l’obscurité s’épaissit. L’unique réverbère est en panne. La ruelle éclairée seulement par la lune déserte. Je ralentis le pas. Je scrute le trottoir étroit, truffé de bosses et de nids de poule. Je me méfie depuis que, il y a quelques temps, dans une rue aussi sombre, je me suis affalée sur un matelas crevé qui barrait le trottoir. Rainer Waldvogel comprend, et me prend le bras. Cela me rassure et me trouble en même temps. Parfois nos mains se frôlent et mon trouble augmente. Je m’en veux de cette émotion stupide, mais je me demande s’il éprouve la même chose. Nous apercevons sa voiture cinquante mètres plus loin, lorsque trois silhouettes jaillissent d’une entrée d’immeuble.

Rainer les voit, et serre mon bras sous le sien.
- Ne vous inquiétez pas. Je pratique les sports de combat.
Je me demande s’il parle sérieusement… Je ne suis pas rassurée.
Le trio nous attend à côté de la BM. Ils sont, jambes écartées, mains sur les hanches, alignés du plus grand au plus petit. L’image des Dalton - moins un - s’impose à moi, et je frissonne. Rainer dit à voix basse :
- Il va falloir les affronter.
- Moi aussi ? (question idiote, il va me prendre pour une couarde… ce qu’en ce moment je suis.)
- Oui. Dès que nous serons à hauteur de la ruelle qui coupe celle-ci, nous nous mettons à courir et nous tentons de les semer.
(J’ai toujours pensé que le combat le plus efficace était la fuite, et je me sens soulagée… mais j’ai des chaussures à talon …)
Nous continuons à progresser. Les silhouettes esquissent un mouvement : deux hommes et un individu au sexe indéterminé, une femme peut-être, en jean et blouson comme les deux autres. Nous sommes presque arrivés à l’angle de la ruelle, et je me prépare à courir, mais ils ont deviné nos intentions, et l’un deux barre le chemin. Rainer pousse un soupir. Il va falloir se battre. Mes jambes se dérobent sous moi et ma main se tétanise sur le bras de mon compagnon. Il la desserre doucement. Je me maîtrise, et je le libère.
- Bonsoir, dit-il.
Les hommes ricanent, et la femme se glisse derrière moi. Avant que j’aie pu esquisser le moindre geste, elle m’attrape le bras et m’arrache à Rainer. Dans le mouvement mon sac tombe à terre. Elle ne le ramasse pas. Elle sort un couteau de sa poche, et je pense que je vais mourir. Je regrette à cet instant d’avoir refusé de prêter mon collier en or à ma sœur. Que personne ne me demande pourquoi cette idée. C’est idiot et je ne l’explique pas. Rainer a vu la scène et hésite.
- Que voulez-vous ?
- Ta banane.
Il défait et tend la pochette de cuir qui entourait ses hanches.
Je sens la pointe du couteau dans mon dos malgré l’épaisseur du manteau.
Un des hommes ouvre le sac, fouille, ouvre le portefeuille, en retire quelques billets, et jette le reste à terre. Les cartes bancaires ne l’intéressent pas, les papiers d’identité non plus. Il fouille encore, et récupère des objets que je ne vois pas. Il lance le sac à quelques mètres. L’homme fait signe à ses amis que tout va bien. Ils enfourchent deux motos garées à côté de la BM. Ma tortionnaire monte derrière l’un deux, et ils filent à toute vitesse et à grand bruit.
Après ça je m’appuie sur le mur décrépit d’un immeuble, les jambes flageolantes. J’ai grand besoin d’être réconfortée, mais Rainer a couru chercher son sac, et il fourrage dedans sans s’occuper de moi.
- Je m’en doutais, ils ont pris mon iPhone et mes clés. Plus de clés d’appartement…
Je désigne le portefeuille encore au sol.
- Ils n’ont pas votre adresse.
Il regarde toujours au fond de son sac :
- Pas de clé de voiture non plus…
- Mais la voiture est là. (Je fais preuve d’un sang froid remarquable, je discute, je raisonne, je montre le bon côté des choses, or je pourrais avoir un couteau planté dans le dos.)
 A cette idée, je défaille et m’appuie un peu plus sur le mur dont le bas dégage une forte odeur de pisse (C’est Marseille… Pas de thym ni de lavande avant quelques dizaines de kilomètres, dans la ville seulement les hommes, et les chiens …). J’ai compris que nous devrons aller à pied jusqu’au poste de police le plus proche, et puis je réalise qu’à moi ils n’ont rien volé. Je sors mon portable.
- Je peux appeler un taxi, et nous faire conduire au commissariat.
- J’aimerais mieux vous raccompagner d’abord. Vous tremblez.
 - Mais les flics demanderont que je sois là quand vous déposerez plainte.
Il hausse les épaules.
- Je ne mentionnerai même  pas votre présence. Appelons un taxi. Je vous raccompagne.
C’est vrai. On ne m’a rien pris. (J’ai seulement failli mourir sauvagement poignardée).
Je lui tends mon portable.  Je regrette qu’il soit trop tard pour le bus, le métro ou le tram. Il faut savoir que dans cette ville deux fois et demi plus étendue que Paris,  on ne compte que deux lignes de métro et une de tram (qui double scrupuleusement celle du métro : l’exception marseillaise encore)…Tout en parlant il a repris mon bras, et me soutient fermement, car je ne suis pas très en forme.
Nous attendons le taxi un quart d’heure. Nous sommes devant l’immeuble en une minute cinquante.
J’ai eu le temps de lui suggérer de prendre ma voiture pour aller au poste de police puisqu’il n’a plus aucune clé. Rainer accepte, de même qu’il accepte l’idée à son retour de camper pour la nuit sur le divan de mon salon, faute de pouvoir entrer chez lui.

Pendant qu’il est au poste de police, je prépare le divan. Ma Twingo a passé le contrôle technique il y a deux jours seulement. Le garagiste l’a réparée, nettoyée, bichonnée. Il a même remis le compteur kilométrique à zéro pour que j’aie une impression de voiture neuve (ce garagiste m’a à la bonne. Je suis une cliente assidue car je ne sais toujours pas gonfler les pneus toute seule. Dès que j’ôte le bouchon du gonfleur, le pneu méchamment rend tout l’air que je viens d’y mettre)… Elle ne me fera pas honte.
Je bois deux thés dont un au ginseng pour me requinquer. C’est très efficace quand on complète, comme je le fais, avec un verre de wisky.  (Après tout, je suis presque la victime d’un meurtre). En même temps je réfléchis. Ma conclusion est sans appel. Quelque chose d’anormal se passe dans l’immeuble. J’ai été agressée deux fois, et deux fois pour rien. L’appartement de Rainer Waldvogel a été cambriolé, et l’on s’est fait “braquer” (n’ayons pas peur des mots). Je lui demanderai ce qui a été dérobé chez lui lors du cambriolage. Cette fois-ci, on ne lui a pris que de l’argent, son portable, et ses clés. Mais pourquoi voler des clés de voiture si on ne vole pas la voiture ? (Il ne s’agit quand même pas de collectionneurs de clés ?)…
Qu’avons-nous Rainer et moi qui intéresse tant ces gens ? On se connaît à peine. Je repense au frôlement de sa main sur la mienne, et à mon trouble. Je me rassure : les violences subies réunissent les victimes. Tout le monde sait ça. Peut-être aurions nous besoin d’être pris en charge par une “cellule psychologique” ? C’est ainsi que l’époque se donne bonne conscience, je crois… Je médite un moment à demi enfouie dans le placard du couloir où je cherche (mais où l’ai-je fourré ?) un oreiller moins dur que les coussins du divan.
Une heure après, tout est prêt. J’ai sorti des serviettes de toilette, une brosse à dent, neuve évidemment, et même préparé dans la cuisine les plateaux du petit déjeuner. J’ai laissé des post-it un peu partout : sur le frigidaire s’il a soif, sur la bouilloire électrique s’il veut une tisane, sur le buffet s’il veut un alcool, sur la panetière s’il veut un sandwich, etc. Il ne me reste plus qu’à aller me coucher sans attendre plus longtemps.
Deux heures plus tard, je ne dors pas, et il n’est pas rentré. A plusieurs reprises, j’ai entendu du bruit à l’extérieur, et j’ai sauté hors de mon lit. Mais c’était chaque fois une fausse alerte.
De guerre lasse je vais dans le salon. Je m’installe avec un livre sur le tapis, contre le divan.

C’est là qu’il me trouve à quatre heures du matin, endormie et courbaturée.
Il pourrait alors de ses bras puissants m’arracher au sol, me transporter jusqu’à ma chambre, puis me déposer sur mon lit où je me serais gracieusement éveillée.
Mais il préfère se planter devant moi, et dire mon nom jusqu’à ce que je reprenne conscience du lieu et du moment.
Il a l’air épuisé et une ecchymose sur la pommette gauche. Je m’affole.
- On vous a passé à tabac au poste de police ?
Il sourit.
- Non. Au contraire les policiers ont été réconfortants. Mais votre Twingo est basse de plafond, et l’angle de la portière très dur… Croyez-vous que je pourrais prendre une douche, malgré l’heure ?
Cet homme est TROP sentimental !

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